jeudi 23 décembre 2010

Décembre…


Achetez du cannabis antiflic et découvrez des prisons exceptionnelles!
Offrez aux banlieues des sites internet et des grèves de la faim.
Faites du lobbying en achetant des chèques-cadeau-chômage, une bonne résolution à prix violé.
Cultivez pendant les fêtes une idée condamnée au marketing, minée d’enfance top spéciale politique.
On l’accuse à cinq ans d’un colis piégé dont il dénonce l’ouverture.
On souhaite l’atrocité à prix coûtant sur la piste joyeuse et simple de Noël, avec le scrupule anarchiste de se faire plaisir sans se faire avoir.

Cut-up de Noël, truffé de messages publicitaires et d'infos véritables, décembre 2010

lundi 22 novembre 2010

Divination


Au chevet du grand bouddha couché
Le devin ivrogne me révèle contre quelques sous
Les numéros gagnants du loto

Courant au bureau de poste
Pour les télégraphier à My
Sur le chemin me poursuit
Le sourire de l’Eveillé



(Chiang Maï, Thaïlande)

mercredi 10 novembre 2010

Position des corps adverses comme s'ils étaient laqués ou collés


"Laqués ou collés" signifie que les corps des deux adversaires sont très rapprochés et ne se séparent plus. Lorsque nous approchons du corps de notre adversaire, collons-nous fort à lui par la tête, le tronc et les jambes.
Bien qu'en général les gens approchent vite leur visage et leurs jambes, leur corps est sujet à demeurer en arrière. Il faut donc bien coller son corps à celui de l'adversaire et y adhérer de façon qu'il n'y ait aucun espace. Réfléchissez-y bien.

Miyamoto Musashi, Traité des Cinq Roues

mercredi 3 novembre 2010

Ma plongée avec Nicolas Hulot


Me voilà explorant les fonds marins en compagnie de Nicolas Hulot et de quelques-uns de ses collègues. Nous nageons en eaux peu profondes, près d'un récif qui dresse ses ombres noires et déchiquetées, inquiétantes, dans le soir tombant. Lorsque nous remontons à la surface, Nicolas, l'homme-sorti-de-la-télé-pour-sauver-la-planète, me lance un regard incrédule; ses bras qui se lèvent et retombent dans un plouf pathétique expriment le dépit. Je comprends aussitôt. L'inquiétude me saisit comme une giclée d'adrénaline: tous les autres plongeurs ont disparu et, c'est sûr, courent maintenant un grand danger. Je repars pour une nouvelle immersion dans les eaux noires, fébrile, me sentant bientôt la proie facile d'un péril indicible. Mais aussi mystérieusement qu'ils s'étaient volatilisés, nos compères réapparaissent à nos côtés. Dans le soulagement général, personne ne songera à demander d’explication.

Regagnée la rive - la nuit enveloppe maintenant complètement cette vaste étendue de roches noires et nues, le vent s'est levé -, nous avançons courbés face aux rafales chargées d'embruns d'un vent augurant l'imminence de la tempête, lorsque je m'aperçois soudain que je suis vêtu en tout et pour tout d'un T-shirt recouvrant à peine mon sexe et mon cul nu! Personne n'a semblé s'en émouvoir jusque-là, et pas plus lorsque j'annonce à Nicolas et ses compagnons qu'il me faut aller rechercher mon slip et mon pantalon que j'avais pris soin, avant la plongée, de laisser en consigne dans un bar breton de la côte, un peu plus loin sur la falaise. Avisant la tempête, qui maintenant nous jette à la face son souffle monstrueux et ses trombes de pluie, mes camarades décident de s'engouffrer dans la première auberge qui apparaît - abracadabra! - à notre droite, plantée seule au milieu de ce ténébreux désert minéral. Devant l'entrée une ampoule nue se balance dans le vent et hoquette en venant frapper l'auvent de bois. Je dois pour ma part poursuivre ma quête, car l'idée m'est désormais insoutenable de devoir continuer à m'exhiber dans cet accoutrement.

Je chemine seul, en ligne droite, le long d'une crête, la tempête redouble de violence lorsque je franchis péniblement un pont suspendu - d'une traite wouf! sans regarder pour tromper le vertige! Dès la sortie du pont, je suis accueilli par des cris abjects, rires gras et moqueries provenant d'une famille attablée devant une caravane - grasse mémère blonde décolorée dans une robe à fleurs bleues, petit papa rougeaud, moustachu, cheveu gras plaqué sur un crâne rabougri, insignifiant dans son fauteuil pliant en synthétique, et gamins morveux bouffant leur purée à la petite cuiller avec le sourire narquois de la bêtise.
"Hé r'garde-moi ça, éructe la mégère, il a pas d'culotte, y s'balade à poil! Ha ha!"
Je hâte le pas, je marche, toujours et encore, en ligne droite, je ne reconnais bientôt plus rien. Il me semble pourtant que le bar n'était pas si loin. Puis des lumières, du bruit, une odeur de pain chaud et la vision d'énormes miches dorées et croustillantes qui s'étalent dans la vitrine d'une boulangerie vaste comme un hall de gare. Me voici dans un centre commercial. Les lumières crues, les enseignes au néon, épileptiques, la foule hagarde poussant des chariots, l'écho diffus des hauts-parleurs dégueulant simultanément musique d'ambiance et super-promotions… une atroce agression pour l'homme nu sorti des ténèbres. Les pains passent de mains en mains le long d'une chaîne d'hommes au regard sombre, aux gestes nerveux mais précis. Ce curieux trafic ne m'émeut pourtant pas, accaparé que je suis par une idée lumineuse: puisque je ne nourris plus aucun espoir de retrouver mes affaires, pourquoi ne pas me racheter ne serait-ce qu'un short afin de cacher mes parties et rejoindre apaisé l'auberge de la falaise, où m'attendent mes amis écologistes? Depuis le tapis roulant je jette des regards avides dans un magasin de vêtements, mais le tapis m'emporte, je ne suis plus maître de mes mouvements; les vitrines - alléchantes - défilent, je suis perdu, je me lance dans de sinistres couloirs blancs donnant sur de multiples portes débouchant sur… de sinistres couloirs blancs donnant sur de multiples portes, etc., des virages, des coudes des demi-tours… Ah enfin des gens! Faire la queue avec eux - les queues mènent toujours quelque part, il faut avoir confiance et se laisser porter par ces agglomérats humains. Au bout, la porte s'ouvre et se referme sur des toilettes. J'avise deux autres entrées au fond, je cours, en choisis une et me trouve enfin à l'air libre!

Une sorte de cour intérieure, non une ville de la taille d'une cour intérieure, un dédale d'escaliers et de ruelles minuscules serpentent à travers un fouillis de maisons carrées aux tons ocre. Un joli tableau, silencieux, anachronique, que j'ai à peine le temps de contempler puisque, surgi de nulle part, un saltimbanque au costume bigarré, ridicule - chapeau à plumes, masque au long nez, cape de velours cramoisi et vert -, s'est jeté en travers de mon chemin et déclame avec emphase des tirades incompréhensibles
« Armanio Rikiti, duc de la Cité pourpre (brandissant un fanion triangulaire) : ronds-de-jambes, jabots et tout le tralala, un genou à terre me voilà, débarrasseur d'embarras, une clé sous la paupière, une chenille sur le toit - la joie, la joie dans ce foutu fatras! »


— « Mmh mmh…»

(Séance à 45 euros, septembre 2003)

mardi 26 octobre 2010

L'obsession des côtes à la lumière d'un phare phobique



"Pourquoi faut-il toujours que nous nous retrouvions sur la côte?" demanda My en regardant ses pieds s'enfoncer toujours plus dans le sable noir à chaque reflux des vagues. "Tu me parles toujours de plage, de marées, de bateaux, de traversées… N'y a-t-il rien d'autre qui vaille la peine?" La fin de sa phrase avait été aspirée dans un bruit de succion, quelques algues filandreuses s'enroulèrent autour de ses talons. "Tu me décris des créatures multicolores, des villes de corail aux architectures gothiques, flamboyantes, des labyrinthes aux dédales cérébelleux, la grâce, la lenteur, le temps en suspens…"
Le soleil avait plongé d'un coup derrière la ligne d'horizon - sous ces latitudes, c'est un soleil narcoleptique; tombent à sa suite, brutalement, les ténèbres: reliefs cendrés, eau noire et huileuse comme du pétrole, bruits étouffés, bruissements, murmures… Ceux des hommes s'estompent, ceux de la nature s'enhardissent et préparent le changement de règne. "Tu sais bien que n'ai jamais mis la tête sous l'eau. Ce monde m'est étranger, ajouta-t-elle d'une voix minuscule. Viens, retournons vers l'intérieur."


Non, attends, parce que je sais, écoute, je suis sûr, la côte c'est la seule ligne de fuite, c'est la frange d'un monde, la seule ouverture, pas de murs, pas d'arbres, l'horizon, et au-delà, tu ne le vois pas mais tu sais qu'il existe un au-delà et que tu peux l'atteindre, que c'est possible, et que tu iras et qu'il faudra continuer d'avancer, tu débroussailleras, tu te feras un chemin, tu t'élèveras parce que tu veux pas, je veux pas crever digéré par l'estomac immonde des villes ni ensuqué, étouffé par la nature monstrueuse et moite; je veux plus être dans le noir, seul, terrifié, à tâtonner, à heurter les parois, tu sais comme la fois où petit les plombs avaient sauté et j'étais debout au milieu de la chambre et tout était si noir, j'avais pourtant les yeux ouverts mais on m'avait cousu de la nuit dessus; j'étais dans cette grande chambre et je me croyais dans les chiottes: un pas en avant dans n'importe quelle direction et j'aurais dû en tendant les bras toucher la porte ou les murs, mais deux, trois pas et mes mains tendues ne rencontraient rien, rien que le vide immense et noir, et je continuais d'avancer et la nuit me rentrait de partout, par le nez, par la bouche et envahissait mes poumons, et j'ai senti qu'elle allait m'engloutir, me dissoudre, j'ai compris qu'elle n'était pas à l'extérieur mais que c'est moi qui étais à l'intérieur, dans le ventre de la nuit, et qu'elle était en train de me digérer. Alors je n'ai plus bougé et j'ai hurlé et craché jusqu'à ce que la lumière revienne. Tu vois maintenant je veux garder les yeux ouverts, je veux pouvoir sortir la tête, respirer, voir loin, je veux de l'espace où m'enfuir quand j'ai peur. Cela je le sais, j'en suis sûr, je le sais.

Ce que je savais aussi c'est que les mots, quand ils ne sont pas vains, agissent comme une médecine à effet retard, et que le temps que My comprenne il serait trop tard, qu'elle serait déjà loin de moi, qu'elle nourrirait peut-être des regrets ou de la rancœur à mon égard.
"D'accord", répondis-je. My me prit par le bras et doucement me fit faire demi-tour. Nous marchâmes encore quelques mètres sur le sable noir avant de nous engouffrer sur le chemin de terre qui serpentait sous les arbres et rejoignait les premières maisons du village, puis la route, puis la jungle, puis la ville, puis encore la route, et tout au bout une autre côte… et la mer. Je serrai fort la main de My: "Dis, quand on sera arrivés, ça te dirait d'aller voir nager les dauphins? Il paraît que là-bas les pêcheurs t'embarquent avec eux au lever du soleil pour quelques roupies. Ça doit être merveilleux!"


(Lovina - Bali, Indonésie)

samedi 2 octobre 2010

L'herbe repousse, pas les moignons


Au fond du lac Hoan Kiem
Repose une épée légendaire.
Qui l'en extraira
Délivrera le pays de sa malédiction
Dit le jeune vendeur de cartes postales
Manchot

Mutilé, mutilé
Du nord au sud partout
C'est un pays mutilé
Des bras des jambes de l'âme
Amputé

Le vieil homme édenté
A honte de son sourire
Qu'il cache du revers de la main
Après le thé il nous invite
A l'étage de sa maison

Un petit autel
Bois et plastique rouge
Dorures bougies tremblantes
Et des photos sépia
Portraits endimanchés
D'une femme et deux enfants

Il se tait maintenant
Et sourit
En s'approchant de la fenêtre ouverte

Dehors
Des canards barbotent
Au fond des trous d'obus
Derrière le mur jaune décrépit
Des enfants crient et jouent
Au ballon
Aux mousquetaires

(Hanoï - Hoi Han, Vietnam)

lundi 27 septembre 2010

Nuages fous


J’ai habité cet ermitage,
Mais après dix jours, j’en étais rassasié.
Regardez au-dessous de nos pieds,
Les désirs charnels augmentent beaucoup.
Un autre jour, si vous venez me demander,
Je serai chez un poissonnier,
Dans un bistro
Ou dans un quartier de plaisir.

(Ikkyu, 1440)

jeudi 23 septembre 2010

La main du diable… sur le déclencheur


Sur la photo, c'est d'abord ses longues jambes fines et brunes qui captent la lumière. L'œil s'attache ensuite à suivre la ligne d'ombre qui délimite leur croisement, et butte sur la frontière indigo du tissu noué en sarong autour de ses hanches. Le buste, long et légèrement penché, disparaît en partie sous la cascade de cheveux noirs, dont on remonte le cours jusqu'à voir émerger un visage d'ambre pur - à peine quelques sédiments: bulles translucides prisonnières, insectes fossilisés, puis deux grands yeux de charbon perdus dans le lointain.
Le menton repose dans le creux de la main et imprime à ses lèvres une moue involontaire mais d'à-propos. Depuis le pli mat du poignet, on descend ensuite une rivière de breloques, chaos coloré et brillant le long de la ligne gracile de l'avant-bras, jusqu'à l'angle aigu du coude posé, soutenant le tout, sur mon épaule voûtée. Dans le même mouvement de pesanteur courbe, ma colonne vertébrale descend les degrés d'un pull marin trop lâche d'où sort ma tête pendant entre les jambes comme pour épouser le sol et disparaître entre les lattes du plancher en même temps que deux insectes diaphanes.

Il y avait dans ce cliché quelque chose d'irréel, dans le sens de factice, la dernière case d'un roman photo. En légende : "Le hasard avait semé sur leur chemin la promesse d'un amour innocent et exotique, mais le destin cruel allait une dernière fois séparer nos deux amants impossibles, les renvoyant à leurs chemins de solitude, désespérés mais libres." Ou quelque chose d'approchant. Les mots, peu importe leur sens, n'étant à ce moment-là du drame que prétexte à accroître la charge émotionnelle et la frustration de la ménagère.

Bref, ça, c'était juste après que j'eus senti le feu du dragon dans son ventre, ma tête posée dessus. Je m'étais redressé dans un sursaut, l'avais regardé, effaré, et vu la tristesse dans son regard. La peur aussi. Elle a dit: "Il vaut mieux que j' y aille, maintenant." J'ai compris "va au diable", et j'ai fondu dans la nuit comme un bandit, marcher avec mes monstres et Olie, qui sautait et dansait dans l'ombre autour de moi comme un vieux chamane. On a parcouru ainsi des kilomètres, la lune sur notre gauche, son reflet dans l'eau, et l'écume qui nous léchait les pieds. Olie avait fait une nouvelle allusion à l'étroitesse de son enveloppe charnelle, et s'était mis à creuser le sable comme un chien fou et à y sculpter d'immenses corps tordus. Soudain tout a disparu: Olie, la lune, l'océan. Je me suis retrouvé seul, perdu dans le noir total. Seule brillait encore à quelques mètres la proue d'un bateau échoué. La peur au ventre, j'y ai accroché mon regard comme à une bouée, jurant de ne pas lâcher prise. Avant de m'apercevoir que gravé dans le bois c'était le diable en personne qui me dévisageait, une tête de démon hirsute, défiguré, menaçant. Ses petites lèvres fielleuses resserrées en cul de poule m'apparurent pourtant, aussitôt après l'épouvante, comme le détail mal assorti, la touche comique du tableau. Je me mis à rire et chancelai vers ma gargouille avec l'intention de lui pisser dessus, lorsque gicla un éclair de lumière blanche. Des pas feutrés dans le sable derrière moi, un coup d'œil par-dessus mon épaule pour voir détaler la silhouette d'Olie, cette fois nu comme un ver, un appareil photo en bandoulière.

J'ai marché encore un long moment, sur les épaules un poids de solitude comme je n'en ai plus porté depuis, ai trouvé la pauvre hutte d'Olie déserte, griffonné un mot sur sa porte : "Si je ne suis pas là, c'est que je suis parti à ta recherche. Ne bouge pas, je te ramène." Bredouille, j'ai erré jusqu'à la poussière de l'aube où m'attendait ma brune apsara pour la scène d'adieu. C'est le moment qu'a choisi Olie pour surgir comme un diablotin - Adam-reporter -, voler quelques clichés et s'évanouir à nouveau dans la nature.

- "Ça a été, cette nuit?" demande Apsara.
- "D'enfer."
- "On peut s'écrire, s'envoyer des photos…"
- "Pas de photos, si tu veux bien, juste des mots… juste des mots."

(Samui, Bo Phut, Thaïlande)

vendredi 10 septembre 2010

Départ


Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir

(…)

Il y a l'air il y a le vent
Les montagnes l'eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre

Apprends à vendre à acheter à revendre
Donne prends donne prends
Quand tu aimes il faut savoir
Chanter courir manger boire
Siffler
Et apprendre à travailler

Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche va-t-en

Blaise Cendrars, Tu es plus belle que le ciel et la mer,
dans Feuilles de route, 1924

lundi 6 septembre 2010

Chenille jaune, chenille rouge


I

Une petite chenille jaune rayée de noir gravissait les marches de pierre d'un temple. Une petite chenille rouge rayée de noir les descendait. Elles se croisèrent au niveau d'une fissure d'où émergeait un bourrelet de mousse. A ce point précis, elles se dressèrent à mi-corps l'une vers l'autre jusqu'à se frôler les mandibules, formant un oméga, sorte de pont enjambant le renflement moussu. Dieu sait ce qu'elles purent se dire.

A quelque 1 000 kilomètres plus au Sud, Ugo l'Italien berçait son corps ferme et bronzé sur un hamac tendu entre deux bananiers, ignorant l'existence même du serpent-minute en équilibre sur une feuille à deux mètres en surplomb, prêt à fondre sur la chair somnolente.
"Bon, lui il ne t'attaque pas. Mais si lui te rencontre par hasard, lui il t'embrasse. Alors, oui, il te reste quelques minutes… et bye bye, c'est comme ça", avait dit le pêcheur à tête d'enfant en tirant d'un coup sec sur l'hameçon fiché dans le gosier d'un gros poisson secoué de spasmes.

Plus tôt, un enfant avait surgi en braillant d'entre deux huttes où un naja dressé gonflait ses joues et crachait.

Sur une autre île à quelques heures au nord, Gérald, naufragé volontaire, squelette en paréo, pestait. Sur les délais d'approvisionnement en héroïne et sur la couleur des chenilles. "Tu peux pas savoir, y' en des rouges et des jaunes, pareilles, même taille, velues, jolies en somme, mais je me rappelle jamais, une qui est inoffensive et l'autre qui te paralyse les membres. L'autre jour, j'en ai trouvé une dans ma botte. Heureusement, ici je secoue mes fringues et je tape mes godasses. Dieu sait si c'était la bonne ou la mauvaise!"

II

My était tombée du ciel pour enchanter de son petit rire de souris le chaos poussiéreux de ma route. J'avais couru des milliers de kilomètres - et des vies antérieures de cœur sec - pour la retrouver : train, bateau, car, halls de gare et gargotes de vieux chinois hiératiques où s'épanchent pour tuer le temps faux voyageurs et vrais trafiquants…
Et elle était là, maintenant, debout à côté de la moto, toute à son étonnement, massant ses fesses endolories par des heures de rebonds à l'arrière de la selle biplace. Elle était belle. A la fois minuscule et fragile dans ce décor sauvage et outrancier, et immensément grande en ce qu'elle réussissait à combler mon horizon tout entier et la préhension avide de mes cinq sens. J'exultais. My souriait en se dirigeant vers l'escalier du temple.

"Oooh! Ce qu'elles sont belles!" Je n'avais pas eu le temps de crier que My était déjà accroupie au niveau de la marche fissurée et regardait se dandiner dans le creux de sa main les deux chenilles. J'étais comme pétrifié, les pieds rivés dans la pierre au bas de l'escalier, les bras et les mains tendus vers l'avant figés dans leur mouvement, la mâchoire tombée. Impuissant, j'ai regardé My saisir chacune des chenilles du bout des doigts, les reposer délicatement au sol, se relever, tourner vers moi une mine émerveillée, et continuer son ascension. En haut de l'escalier, une petite nonne en robe gris clair l'accueillit lui rendant la pureté de son sourire et l'invita à entrer dans ce qui, en fait de temple, était une sorte de grotte où elles disparurent toutes deux. Je les imagine arpentant silencieusement, les mains jointes, d'étroites galeries à peine éclairées à la bougie et saturées de fumée d'encens, débouchant enfin sur un dernier boyau, au bout duquel perce une lumière aveuglante.

III

Au bout de la feuille de bananier, le serpent minute perdit l'équilibre et se laissa tomber sur la poitrine d'Ugo, où il décrivit des courbes affolées. L'Italien se redressa en hurlant, et se jeta d'un bond indescriptible hors du hamac. Une heure plus tard, il tremblait encore. La mort instantanée devait être une légende, et le serpent minute aussi dangereux qu'un ver de terre.

Les adultes accourus aux cris de l'enfant, le naja enragé fut décapité d'un coup de machette et débité en parts égales pour le dîner.

Assis en tailleur dans son réduit de planches, Gérald tapotait le fond de ses bottes du plat de la main. En sortaient par dizaines des chenilles, rouges, noires, jaunes, grasses ou longilignes, toutes velues, qui allaient s'agglutiner en un tas remuant sur ses jambes maigres. L'homme, secoué d'un petit rire aigre de fumeur, plongeait ensuite sa main dans la masse molle et jetait à pleine poignées les bestioles contre le mur, l'air triomphant.

My glissa une offrande dans la main de la nonne, qui s'inclina et prit congé. Parvenue au bout de la galerie, l'ombre de My se disloqua et s'éleva dans le puits de lumière. Il lui poussa deux petites ailes d'albâtre. De mon socle de pierre je la vis papillonner, éclaboussant de petites billes scintillantes le vert sombre de la végétation. Elle vint d'abord se poser sur mes mains, toujours tendues, puis sur ma bouche. Nous restâmes encore quelque temps collés l'un à l'autre. Puis My s'éleva de nouveau dans les airs, et disparut, me laissant seul avec mes rêves, mes doutes et une furieuse envie de reprendre la route. Pour la chercher, encore.

(Kanchanaburi - Samui - Ko Tao, Thaïlande)

vendredi 3 septembre 2010

Un éclair d'éternité

Le bouddhisme est négatif. Il vous dira ce qu'il n'est pas et si vous insistez pour qu'il soit «quelque chose», il mettra un espace vide à votre disposition dont vous pourrez faire ce que bon vous semble. C'est seulement en ce qui concerne ses méthodes qu'il sera spécifique: il vous dira de méditer, de vivre avec la conscience de vos actes, de faire de votre mieux. Il vous dira de gagner honnêtement votre nourriture quotidienne. D'être bienveillant en pensée et en paroles. Il vous suggérera de créer vous-mêmes les situations dans lesquelles vous voulez vous trouver plutôt que de vous y laisser acculer par vos actes et ceux des autres. Il vous recommandera de regarder vos doutes en face. Il vous conseillera de faire vos expériences par vous-mêmes. Il refuse tout dogmatisme. Il désapprouve qu'on impose ses opinions aux autres. Et il insiste pour que vous fassiez l'effort de vous connaître, vous, votre paresse, votre vanité, votre avidité, ces sentiments qui sont la roue motrice de la vie.

Un instant, pensais-je. Il y a une chose que je sais. Je sais que la liberté existe. Et c'est ça, le centre du bouddhisme. La roue tourne, semble-t-il, éternellement. Vie après vie, paradis après paradis, enfer après enfer. La volonté de vie entraîne de nouvelles naissances et de nouvelles morts. Mais à n'importe quel moment donné, on peut trouver la liberté. Le Bouddha l'a trouvée, les maîtres zen l'ont trouvée. Tout ce qu'ils ont pu faire, nous le pouvons aussi. Il suffit de persévérer.

Janwillem Van de Wetering, Un éclair d'éternité.

jeudi 2 septembre 2010

La transmigration du va-nu-pied (1)



Couplet 1: Lignes de fuite

Jadis mon père se consuma
Comme un bâton d'encens
Une prière pour l'enfer
Dans l'odeur âcre de la vinasse
Et du tabac froid

A des années lumière
Dans un port d'Asie
La coque bleu ciel
Les turbines des chalutiers
Et l'odeur de graisse et de gasoil
M'invitent à partir
Dans la nausée de 5h du matin

Les genoux croisés haut
La tête à même le banc de bois
Je chavire en mer de Chine
Pour seul repas
Un petit pain rond
Dans l'estomac
Et la fumée d'une Marlboro
De contrebande russe

Un seau de pisse
Passe de mains en mains
Jusqu'au pont arrière
Où le dernier volontaire
Le balance par-dessus bord

Demain je sauterai dans un train
Voir si l'on peut
Echapper à ces odeurs
De corps
De mort
De souffrance

(Quittant Cat Ba, Nord Vietnam)

mercredi 1 septembre 2010

Impassible


Celui que je suis est toujours à l'écart de la mêlée,
Regarde d'un air amusé, éprouve de la connivence,
de la compassion, ne fait rien, se solidarise,

Méprise de toute sa hauteur, se raidit,
s'accoude sur le premier support ferme venu,
Tourne son profil de trois quarts, curieux de voir la suite,
A la fois dans le jeu et hors du jeu, simultanément,
qu'il contemple avec stupeur.

Du fond du passé me reviennent mes laborieux efforts
pour sortir du brouillard
à l'aide des sophistes et des linguistes.
Je ne critique ni ne moque personne,
Je suis un témoin impassible.

Walt Whitman
Chanson de moi-même, dans Feuilles d'herbe, 1855

mardi 31 août 2010

Pas de mémoire, pas de PCV


I

« Ces tunnels ont été creusés par l’occupant japonais pendant la Seconde Guerre mondiale pour y cacher des armes », déclama Henky, qui avait ce jour-là décidé d’expérimenter sur nous ses velléités de guide touristique. En cobayes amicaux, nous avions donc grouillé une bonne partie de l’après-midi dans des galeries souterraines froides et déprimantes. Quand nous refimes surface, le jour était déjà en train de tomber au fond du canyon, et notre ami proposa d’aller vider quelques verres d’alcool de banane au pasar malam*, histoire d’éponger un peu de cette noirceur. A côté de nous, un camelot braillard coiffé d’un casque colonial hollandais débitait son boniment, marchand de tout et de rien : vaisselle, poupées aux mines extatiques, insignes militaires, encres magiques, poudres et plantes sèches…

D’un clin d’œil, Henky nous fit signe de le suivre jusqu’à l’échoppe. Quelques mots échangés à l’oreille, et le colon sortit d’une paire de bottes – qu’on eût dit de la wehrmacht - deux bouteilles de verre brun gravées à l’effigie d’un orang-outan. « Arak ! Araaaak ! Trouble la mémoire et chasse la raison ! » souffla le marchand d’un ton de vieux sorcier en nous tendant les fioles.

C’est en riant et humectant la nuit de notre haleine de banane que nous descendîmes la rue jusqu’au bistrot de Mr Klik-Klik, un comparse de Henky, qui nous accueillit par de petits bonds simiesques.

II

Ce matin. A l’intérieur de ma tête, des créatures protéiformes tapent en rythme à l’aide de gros maillets les parois craniennes et l’arrière des lobes oculaires. Elles se ramassent en un tas à l’allure de tête de bélier et s’acharnent au niveau des tempes comme pour y percer un tunnel de sortie, s’étirent ensuite en longs filaments tentaculaires pour s’enrouler autour des nerfs optiques et balancer de brèves décharges électriques, avant de couler via les sinus vers le fond de la gorge, où elles déploient en parapluie des millions d’aiguillettes.

C’est dans ces dispositions que j’arrivai au wartel**.

- « Je voudrais passer un appel en PCV. »

- « Vous êtes Allemand ?», demande le petit homme vérolé aux yeux jaunes, qui trône assis en tailleur sur un fauteuil de bois sculpté.

- « Non. »

- « Parce que si vous êtes Allemand, je ne vous donne pas le PCV », reprend le gnome se laissant glisser du fauteuil et dardant une petite langue de reptile.

- « Ah ? »

- « Vous ressemblez à un Allemand », insiste-t-il. Il est maintenant au bas du fauteuil, à deux doigts de frotter sa peau de crotale sur mes mollets.

- « Je ne parle pas allemand », dis-je, pensant couper court.

- « C’est vrai, vous parlez anglais, mais les Allemands aussi parlent anglais quand ils sont loin de chez eux », siffle l’invertébré d’un ton supérieur. Avec ses longs ongles acérés et noirs de crasse, il entreprend de me griffer le dessus des pieds.

- « Mais les Allemands ne parlent pas le français, moi oui ! », proteste-je, en français cette fois.

- « Hollandais peut-être ? » poursuit-il en grimpant le long de mes cuisses. « Nous les avons aussi en sainte horreur par ici. » Sa minuscule langue fourchue se colle par à-coups à ma peau comme pour la goûter.

- « Français ! hurle-je, je suis Français ! Français ! » J’ai envie de vomir. La viscosité froide du téléphoniste s’enroulant maintenant autour de mes hanches me pétrifie.

- « Français ? Alors c’est différent. Mais c’est trop tard. » Il resserre son étreinte autour de mon thorax.

- « Cela me semble un peu… définitif », bafouille-je.

Je tentai de me défaire de l’étau en écartant les bras. L’effort était surhumain. Mes tempes étaient sur le point de céder sous les coups redoublés des créatures protéiformes. Elles recommencèrent leur circuit : bélier, méduse, oursin. Je me débattai de plus belle. Quand les aiguilles pénétrèrent mes muqueuses, je poussai un cri dément qui décupla mes forces. Je soulevai le reptile à bout de bras, le flanquai au sol.

- « Tu vas me le passer, ce PCV !? » Je balançai des coups de pied à l’aveugle dans le tas informe et squameux qui continuait d’onduler. « C’est pas ma faute ! Les Allemands, les Hollandais, les Japonais, j’y suis pour rien, putain! J’étais pas né ! » Les coups pleuvaient. Dans un dernier élan de bravoure, la bestiole, qui éructait maintenant un liquide verdâtre et visqueux, se dressa sur ses membres antérieurs, fixa dans les miens ses yeux jaunes gorgés de dédain, et lança d’une voix qui s’estompa dans un gargouillis :

- « En fin de compte, vous êtes tous les mêmes. Pas de PCV ! »

(Bukittinggi, Ouest Sumatra, Indonésie)

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* Marché de nuit / ** Wartel : contraction de warung telpon = boutique téléphone.

dimanche 29 août 2010

Les trois ponts


Un vieux père réprimande son ivrogne de fils qui rentre chaque soir ivre à la maison. Celui-ci promet de s'amender et de boire moins. Le soir même, le fils ne rentrant pas, le père part à sa recherche. Il le trouve à demi noyé, accroché au pilier du pont qui sépare l'auberge de la maison paternelle.

- "Pourquoi es-tu dans cet état, demande le père, le jour même où tu me promets de moins boire?"
- "En effet, répond le fils, j'ai bu moins et voilà le résultat. D'habitude je bois trois sho de saké (trois fois 1,8 litre) et chaque soir, en rentrant je vois trois ponts: je prends toujours celui du milieu, et tout va bien! Ce soir je n'ai bu que deux sho, et j'ai vu deux ponts. Ne sachant que faire, j'ai pris au hasard celui de gauche et je suis tombé à l'eau!"
- "Allons, rentrons!" dit le père.
- "Oh non! Pas encore! Laisse-moi aller boire mon troisième sho de saké, et ça ira mieux."

Sitôt dit, sitôt fait, et le fils rentre sain et sauf à la maison par la voie habituelle.

Conte zen, dans Le Bol et le bâton.

samedi 28 août 2010

Les roues de la Loi


Sur la route Pokhara - Katmandou
La montagne est tombée
Une coulée de boue
Entraîne dans le ravin
De gros camions bariolés

A Bhaktapur
Les roues des mêmes camions
Servent de tours aux potiers
La terre cuit sur de grands brasiers
De bois et de paille

A Pashupatinath
On brûle les cadavres
Sur de tels bûchers

(Népal)

vendredi 27 août 2010

Feuilles de route


Allez, fiston, on prend ses frusques sur son dos,
Moi les miennes
Et on y va.
Quand je pense à toutes ces splendides cités et nations
qu'on va voir en chemin!

Quand tu en auras ta claque,
Donne-moi ton ballot,
Repose le gras de ta main sur ma hanche
Et quand ce sera mon tour,
Tu feras idem pour moi
Parce, qu'une fois en route,
dis-toi qu'on ne s'arrête plus.

Ce matin, vers la fin de la nuit,
Je suis monté sur une colline
pour regarder le ciel avec ses foules,
Et j'ai dit à mon âme:
Le jour où nous aurons fait le tour des ces orbes,
et du plaisir et du savoir qu'il y a en chacun d'eux,
serons-nous enfin satisfaits et repus?

Mon âme m'a dit:
Non, une fois à niveau de l'écluse,
nous passerons plus loin.

Et puis tu n'arrêtes pas de me poser des questions
Et je ne suis pas sourd,
Mais ma réponse est que je n'ai pas de réponse,
Qu'il faut que tu la trouves pour toi-même.

Walt Whitman
Chanson de moi-même, dans Feuilles d'herbe, 1855

Marathon Man

Pour chasser l'oisiveté, Olie n'avait rien trouvé de mieux que de courir. D'abord de façon sporadique: comme sous l'emprise d'un commandement divin, il s'éclipsait, furtif, à la fin d'un repas, dès le réveil, et bientôt en pleine nuit ou même au beau milieu d'une conversation. Il finit par courir tout le temps, par tous les climats, en tous lieux : sur le sable, sur la rocaille, dans la poussière des routes défoncées… Il y mettait tant d'abnégation, d'ardeur que son obsession à fendre l'air devint contagieuse. Dans son sillage, sautillant, trottinant, c'étaient des hordes d'enfants magnifiques, dépenaillés et hurlant de joie en guise d'encouragement, c'étaient des meutes de chiens squelettiques au regard triste, qui trouvaient là on ne sait pourquoi une nouvelle vigueur en même temps qu'un nouveau guide.

- "Les gamins, passe encore", maugréait Olie, qui devait quand même s'enorgueillir d'être accueilli dans tous les villages comme un héros marathonien. "Mais les clebs, je peux pas, ils me font flipper, sûr qu'ils ont la rage."

Et comme la meilleure technique pour stopper les élans des joggers canins était de leur faire face et de faire mine de ramasser une pierre ou un bâton, j'avais parfois la chance d'assister à un curieux ballet. Mon ami et sa petite troupe de supporters hilares ou écumants, courir d'abord tous dans le même sens, puis Olie tourner sur lui-même sans cesser ses foulées, une flexion des genoux puis balancer dans l'air son projectile fictif, qui avait le don de faire détaler non seulement les chiens mais aussi les enfants soudain incrédules puis effrayés. Nouveau demi-tour pour Olie, une brève échappée solitaire, puis la horde reprenait son train, plus frénétique encore.

Une semaine de cet entraînement-là avaient laissé Olie pensif et maussade. Il ne courut plus pendant quelque temps, sa présence se fit rare, je le voyais faire des allées et venues silencieuses entre sa chambre, le village et notre table, où il prit la manie d'empiler des pièces de monnaie en petits tas égaux et d'avaler d'incommensurables quantités de viande, cinq jours durant.

Un matin enfin, je le vis sortir de sa cabane inhabituellement tôt. Il avait rechaussé ses baskets et arborait cet air buté et sûr, qui traduisait chez lui une farouche volonté d'en découdre et un appétit énorme, comme lorsqu'il disait : "Mon corps est bien trop étroit pour tout ce que je veux y contenir!"
- il parlait de nourriture bien sûr, mais aussi, je crois, des routes, des montagnes, des océans, des étoiles, du monde et même du cosmos. Sa tasse de thé à peine entamée, il venait de disparaître lorsque j'entendis venant de la route des éclats de voix, des applaudissements, des jappements et des grognements. Je m'approchai.

Au milieu d'une joyeuse cohue, enfantine et canine, Olie se tenait là, radieux, sortant de ses poches et lançant à la volée tantôt des bonbons multicolores, tantôt des os luisants de graisse. La distribution terminée, il s'était mis à sautiller sur place, puis avait repris à petites foulées sereines sa course dans le monde.

(Vers Kanchanaburi, Thaïlande)

jeudi 26 août 2010

Hébétude



Allongé sur une natte
par une chaleur démoniaque

Avec un petit coussin rond
J'estourbis les mouches
Pour nourrir les chats
faméliques

Je n'ai pas tout compris
De la loi du karma

Ce qu'il faut connaître pour être poète



Tout ce qu'on peut sur les animaux
en tant que personnes
les noms des arbres, des fleurs et des herbes
noms des étoiles, et les mouvements des planètes et de la lune

Les six sens dont on est pourvu,
avec un esprit éveillé et élégant.

Au moins une sorte de magie traditionnelle:
divination, astrologie,
le Livre du changement, le tarot;

Rêves.
les démons illusoires
et les dieux brillants de l'illusion;

Embrasser le cul du diable et bouffer sa merde;
baiser sa queue lubrique et râpeuse;
baiser la sorcière,
et tous les anges célestes
et les vierges parfumées et dorées

Et puis aimer l'humain: femmes maris et amis

Jeux d'enfants, bandes dessinées, chewing-gum,
la bizarrerie de la télévision et de la réclame.

Travailler, de longues heures sèches de travail ennuyeux
avalées et acceptées
et traversées et finalement aimées.
Epuisement, faim, repos.

La liberté sauvage de la danse, extase
l'illumination solitaire silencieuse, enstase

Le vrai danger. les paris. et les parages de la mort.

Gary Snyder, Premier chant du chaman et autres poèmes, 1970

mercredi 25 août 2010

La main de Bouddha… sur l'accélérateur


Une pétarade. Un klaxon enroué. Un nuage de poussière. Sourire jusqu'aux oreilles, chemise ouverte sur un tigre rugissant tatoué sur toute la surface de la poitrine, Jamlong roulait à tombeau ouvert sur sa vieille moto chargée jusqu'au ciel de sacs de riz, de cages de poulets, de ferraille rouillée… Sans jamais lâcher la poignée de l'accélérateur, il zigzaguait, se faufilait entre les poids lourds, faisait de brusques écarts pour éviter les passants ou les chiens errants qui avaient le malheur de se trouver sur sa trajectoire, trouvait des raccourcis dans des ruelles étroites comme des corridors, sur les terre-plein, les escaliers même. Aucun obstacle ne pouvait infléchir son inclination morbide pour la vitesse.

Un jour que je le trouvai miraculeusement à l'arrêt, je lui avais fait part de mes réserves quant à son espérance de vie dans cette partie du monde où la seule règle du code de la route qui tienne est: "le plus gros et le plus bruyant est prioritaire".

- "Je peux pas mourir, il ne peut rien m'arriver!", m' avait-il assuré, bravache.

Quand il n'était pas monté sur cercueil roulant, Jamlong avait d'autres occupations, tout aussi limitrophes de sa prochaine réincarnation : confection de bombes artisanales à base de pierre de carbure - pour le fun, et pour se rappeler le bon temps de l'armée quand il arrosait de tirs de mortier, planqué dans la jungle, la Birmanie voisine -, descente sans rappel d'alcool de riz, de joints d'herbe et de pipes d'opium…

Sans vouloir jouer sa bonne conscience, mais parce que ses 8 ans d'âge mental et son invulnérabilité présumée le faisaient paraître à mes yeux comme un petit être entouré de magie, je lui avais réitéré mes craintes.

- "Il peut rien m'arriver, je suis protégé, je te dis!"

Comme il sut capter la fascination derrière ma mine sceptique, il consentit à me révéler le secret de son immortalité. Il ôta sa chemise et me tourna le dos, où je découvris, sur la peau brune, des entrelacs de signes et de formules ésotériques grossièrement tatoués à la main.
- "Attends", ajouta-t-il d'un ton de conspirateur. Il sortit de sa poche un mouchoir crasseux, l'ouvrit délicatement par les quatre coins. Il leva vers moi des yeux brillants, tendant la main.
Dans le mouchoir, un chapelet de petites figurines à l'effigie du Bouddha, chacune enfermée dans son écrin de plastique transparent…

(Mae Hong Sorn, Nord Thaïlande)

lundi 23 août 2010

Un cri dans la nuit


Longue crinière blonde, visage poupin dessiné autour de pommettes hautes et rondes, yeux d'azur cerclés d'immenses lunettes ovoïdes, Chris était la version helvète d'un hybride entre géant et lutin.
"Gut", "Nice", "Fantastisch!" ponctuait-il ses rares interventions, d'une petite voix qui cadrait mal avec la largeur de sa cage thoracique.

Qu'il s'agisse d'une cigarette offerte, de quelques légumes grillés sur notre brasero et partagés le soir, d'un rayon de soleil qui perçait soudain les lourds nuages bleus, d'un bateau qui tanguait au large de la baie, des festins du Commodore, notre varan éboueur, noir et dodu, qui se goinfrait chaque nuit des restes de nourriture qu'on lui abandonnait… Chris accueillait absolument tout avec une bonhomie et une candeur égales.

Rêveur - il projetait de se laisser dériver sur un rafiot de la mer de Chine au lac Léman -, Chris n'en était pas moins d'une redoutable efficacité quant à satisfaire des besoins plus terrestres, comme attraper les régimes de bananes suspendus à trois mètres au-dessus de la pente abrupte de la colline qui dominait l'île. Nous nous y étions attardés ce soir-là, Chris, Olie et moi, avalant des bananes en contemplant le feu du couchant sur le lagon. La descente se fit donc dans la pénombre, Chris et ses longues jambes en tête, jusqu'à disparaître. Nous allions atteindre notre "village" de huttes quand un cri magnifique et épouvantable déchira la nuit:

- "OUAAAARRGG-YAAAA-HIIIIIIII !!!!!!!"

Accourus sur les lieux de l'horreur, nous eûmes juste le temps d'apercevoir une ombre longue et massive filer au sol.
- "J'ai mar… marché de… dessus", bredouilla notre ami à genoux dans le sable.
- "Sur quoi?"
- "Sur… sur la bê… sur le Commodore!"
- "T'as marché sur le varan?"
- "En fait, c'est lui qui m'a marché dessus!" soupira Chris, recouvrant peu à peu sa voix douce et son sourire de farfadet.
- "T'es con, tu lui as fait peur, il a même pas pu finir son repas. C'est les fourmis qui vont débarquer", dit Olie, pragmatique.
On s'est assis sur le sable à côté du géant effondré. Lui ai tendu une cigarette.
- "Gut!", "Nice!", tirant d'immenses bouffées.
On est restés là un bon moment, goûtant le silence à peine troublé par les craquements de la forêt et le soupir des vagues.

Un matin, Chris a pris le bateau - pas pour le Léman mais pour le continent, Kuala Besut et au-delà, l'intangible Asie. On l'a regardé s'éloigner, jusqu'à ce que sa grande silhouette ne soit plus qu'un minuscule point noir mouvant, une scorie, une tache oculaire, un souvenir…
- "Fantastisch", dis-je, alors que mon regard faisait diversion vers notre tas de déchets grouillant d'insectes. "Et maintenant?"
- "On plie bagages, rétorqua Olie. Toutes façons, Commodore ne reviendra pas."

(Pulau Perhentian Kecil, Est Malaisie)

dimanche 22 août 2010

La main de Fatma… dans ta gueule

Après ses ablutions matinales, F. Alik m’a rejoint à la table du petit déjeuner, a posé devant mon nez le journal, ouvert à la page des infos locales, et devant le sien sa sempiternelle assiette de riz au poisson séché. Tout à sa pitance, qu’il baffrait à grandes poignées - de son unique main noble – il me jetait de temps à autre des regards en coin. Ses yeux allaient de mon visage au journal et retour à son plat.

- « Tu tiens ta tasse à gauche ? », tenta-t-il.

J’étais juste d’humeur à boire mon café en silence et profiter du chant des oiseaux dans le jardin. N’y tenant plus, F. Alik s’est soudain levé et a posé un doigt gras et moucheté de grains de riz sur un fait divers de quelques lignes, s’est rassis, puis feignant un air dégagé :

- « Elle l’a bien mérité. C’était une mauvaise musulmane. »

Hier après-midi dans le centre de Kota Baru une adolescente était morte, renversée par une voiture folle en sortant de son lycée. Je levai le nez et interrogeai mon hôte du regard. D’un bref mouvement du menton, il m’intima de poursuivre. A l’hôpital, au moment de dévêtir le jeune corps sans vie, on avait découvert que la gamine portait en pendentif, blotti sur sa poitrine, un petit christ en croix.

- "Tu vois!" me lança fièrement F. Alik, tout repu de lui-même et de poisson séché, comme s'il venait à l'instant de me fournir la preuve irréfutable de l'existence de Dieu.

Le conducteur de l'auto ne fut pas inquiété. Mais ce que ne dit pas le journal c'est combien ce chauffard providentiel, ce justicier divin, ce héros de l'islam avait de grammes d'alcool dans le sang…

(Kota Baru, Est Malaisie)


samedi 21 août 2010

Un coin de ciel bleu


- « Pas un coin, une bande », dit Olie, allongé sur le ponton les bras en oreiller et les orteils barbotant dans le lagon.

- « Quoi, une bande ? »

- « Ben un rectangle, un couloir, quoi. »

- « Quoi, un couloir ? »

-« Merde, va voir ! »

J’ai remonté le sentier reliant la plage à la route. Plein soleil. « Là, je suis sec ! » criai-je à Olie. J’ai enfourché la mobylette, pris la route au hasard, à droite. 500 mètres plus loin, j’entre dans un rideau de pluie comme sous une cascade. Rebrousse chemin, de nouveau sous le soleil, repasse devant Olie: « Là, putain j’suis trempé ! » Continue la route dans l’autre sens. 500 mètres, et c’est de nouveau la douche et le ciel noir.

J’ai recommencé le manège une bonne dizaine de fois, lançant à chaque passage tantôt un cri de joie, tantôt une injure à Olie, qui ne laissait toujours entrevoir aucun signe de vie. Après avoir épuisé les combinaisons possibles - allongé sur la route la tête sous l’eau et le corps au soleil, et vice versa ; juste une jambe sous l’eau le reste au sec ; ou encore debout la moitié du corps immergé, avec des Oooh ! et des Ouaah ! - j’ai abandonné la pétrolette dans un bosquet et suis retourné me sécher sur le ponton, où Olie, impassible, préparait un nouveau joint d’herbe.

(Ko Samui, Choeng Mon, Sud Thaïlande)

vendredi 20 août 2010

Déclic à Varanasi, des claques à Paï

« Benarès, c’est une ville, il s’y passe tellement de choses que tu prends ton appareil et tu shootes dans tous les sens, les yeux fermés, t’auras toujours des super-photos ! » Après une flopée de Mékong-soda, Jean-Marc, fier de son allégorie, en avait fait une litanie pour l’auditoire des quelques traînards cosmopolites réunis dans le café.

L’unique ventilateur brassait l’air chaud et la fumée. Pi servait les whiskies en rigolant, Mary avait des yeux pétillants qui disaient « Emmène-moi » ; Benoît, qui y voyait un charmant appel érotique, bombait le torse en lançant des œillades lubriques à l’Anglaise ; Haneke comparait le statut du végétarien dans l’Asie bouddhiste et l’Occident carnassier ; Olie, qui confondait insolation et abus d’alcool, lâcha la boule 8 dans un trou du billard avant de disparaître – pendant 3 jours. Jean-Marc continuait d’effeuiller à voix haute ses carnets indiens…

Et notre petit café de planches branlantes, aux ampoules tressautantes, aux accents et aux rires claquants ou étouffés dans les verres vibrait comme une luciole au milieu de la nuit immense et moite qui maintenant engobait tout, comme une poix descendue de la jungle.

Le lendemain, seul au milieu d’une rizière hérissée de huttes sur pilotis, entourée de montagnes où pointait le stupa d’un temple abandonné. Subjugué par la beauté du paysage, me mis à tournoyer en hurlant, appuyant comme un damné sur le déclencheur de mon appareil. Arrivé en courant à l’échoppe du photographe. Le petit homme, un Indien à la peau noire et chauve comme un bonze, ricana en me tendant le boîtier… vide de toute pellicule.

(Paï, Nord Thaïlande)

jeudi 19 août 2010

Le bâton de John










« Si tu vas dans la montagne demain, trouve le bâton de John et rapporte-le moi, s’il te plaît », me supplie Dewi. Tandis que les accords de ma guitare s’accrochent au vent frais du soir, ses beaux yeux noirs et tristes se perdent dans le rougeoiement du ciel, par-delà la sombre silhouette du volcan.

Après des heures de montée, ai trouvé contre la poutre d’une vieille cahute de ravitaillement un bâton de marche joliment gravé à la pointe d’un couteau. « Où est John ? » risquai-je. La femme me sourit, pointe le bâton, puis écarte les bras en lançant un regard vers le ciel.

Sur le chemin du retour, un vieillard m’invite à prendre un café dans sa petite baraque de bois. Plusieurs jeunes entrent à ma suite, s’assoient et se passent de main en main un kriss, long couteau à lame serpentine. L’un deux me toise, hostile, jette un œil au bâton : « John ? » Il appuie la pointe du couteau sur mon estomac, simule de petites entailles puis l'éventration.

Lorsque que livrai le bâton à Dewi, ses yeux de jais brillèrent intensément, fichés dans les miens, interrogateurs. Sur son visage, la petite moue mélancolique que je lui connaissais se fit soudain pleine de reproche. Elle murmura une phrase en indonésien, puis tourna les talons et marcha vers la maison en s’appuyant sur le bâton de John.

Le lendemain matin, je pris le premier bateau pour Prapat. La montagne-volcan avait disparu sous une brume épaisse.

(Lac Toba, Sumatra, Indonésie)

Vent de poussière

A l'arrière du car Phimaï - Korat, me suis assis à côté d'un jeune bonze en robe safran. Sourire aux dents éparses et jaunies. L'ascète de Çakya. Gardien du joyau de la sagesse.

Mille questions à lui poser sur les Nobles Vérités, l’infinie compassion…

Constatant la barrière de la langue, toujours souriant, s’est contenté de roter bruyamment.

(Phimaï, Est Thaïlande)

vendredi 2 avril 2010

Ivre de Tao (2)



Ignorez-vous, amis,
que le fleuve Jaune qui descend des hauteurs célestes
coule jusqu'à la mer sans jamais revenir?

Ignorez-vous amis,
que nos parents contemplent tristement leurs cheveux dans le miroir
Soie noire au matin, blancs comme neige au soir?

Ce que je désire ici-bas, c'est épuiser toutes les joies
Je ne m'attarde jamais au clair de lune, une coupe vide à la main…

(Li Po, VIIIe siècle)

Ivre de Tao



Pichet de vin au milieu des fleurs
Seul à boire, sans un compagnon
Levant ma coupe je salue la lune
Avec mon ombre, nous sommes trois
La lune pourtant ne sait point boire
C'est en vain que mon ombre me suit.

Honorons cependant ombre et lune
La joie ne dure qu'un printemps!
Je chante et la lune musarde
Je danse et mon ombre s'ébat

Eveillés nous jouissons l'un de l'autre
Ivres, chacun va son chemin…
Retrouvailles sur la voie lactée
A jamais, randonnée sans attaches!

Li Po (VIIIe siècle)

mardi 9 mars 2010

TENERIFE (2)



Mojo rojo
Les voyageurs fourbus, les jambes encore flageolantes mais ravis d'avoir survécu à un atterrissage des plus improbables et follement rock n' roll, accueillis par les méchantes bourrasques gorgées d'eau de l'éternel printemps (d'où la nature de l'atterrissage susmentionné), et après s'être égarés sur des routes pourtant rectilignes, arrivent au couchant à Puerto Santiago avec une chose en tête : manger! A la Tasca de Ramon, une petite halte chaleureuse en compagnie de France. Les patates (papas arrugadas) sont rondes et ridées, arrosées copieusement de cette sauce délicieuse. Revue et corrigée par Mymy:

• 4 gousses d'ail
• 1 gros poivron rouge cuit et pelé
• 2 cuill. à café de cumin en poudre
• 1/2 cuill. à café de piment rouge moulu
• 4 cuill. à café de vinaigre de cidre
• 12 cuill. à café d'huile d'olive

Mixer le poivron et l'ail et mélanger avec tout le reste dans un bol.
Napper généreusement chacune des papas (avec leur peau: voir recette suivante)… et savourer!


samedi 6 mars 2010

TENERIFE


Il fallut une année zéro, une faille dans l'éternel printemps - pensez, avec tout ce qu'ils envoient là-haut et ces histoires d'ours polaires qui fondent. Tenerife sous le chaos. Rincée, balayée, pliée, la carte postale! Ben oui, nous y étions. Du coup, dans la tempête comme dans l'accalmie, nous avons découvert une île d'une beauté puissante et sauvage…

vendredi 5 mars 2010

Bifurcation

Si tous les chemins mènent à Rome, tous les chemins empruntés en ce beau mois d'août par les ânes et leurs guides mènent… là où se perdent les cartes IGN! Maintes fois perdus, maintes fois retrouvés au gré de détours et de voies parallèles. Comme la mémoire, qui s'attarde ici en vain à déblayer les traces anciennes - crampons, fers et sabots - alors que d'autres routes se sont ouvertes et nous appellent…













mardi 2 mars 2010

L’Âne au lexique

Avant de se lancer dans l’aventure, il convient de mieux connaître l’âne. Et donc de se débarrasser d’idées reçues malheureusement fort répandues, souvent inexactes voire totalement délirantes et en tout cas injustes envers cet étonnant compagnon. Voici donc un petit lexique (non exhaustif) d’expressions qui devrait nous ouvrir les œillères…

Têtu comme un âne : première ineptie qui renvoie depuis des temps immémoriaux à des images d’âne traînant des sabots poussé par derrière et tiré par devant par des bipèdes exaspérés, ou encore cheminant bêtement à la poursuite d’une carotte agitée devant ses yeux

ahuris… Certes l’âne ne voudra pas toujours avancer au moment où on le souhaite, certes il décidera du moment et de l’endroit pour sa pause déjeuner, oui il ne se laissera bâter qu’une fois sur trois, oui il lui prendra d’irrépressibles envies de fugue que nul être ni vivant ni mort (portail par exemple) ne saurait contenir… Mais l’âne est un être sensible et intelligent qui a toujours ses raisons. Le plus enrichissant dans l’aventure étant de les comprendre et de s’y adapter. Passionnant, mais compter tout de même une bonne semaine avant de pénétrer plus avant la psychologie de l’âne, c’est-à-dire en gros la durée du périple !

D’aucuns ayant pris le parti de rivaliser dans l’entêtement se sont retrouvés des jours durant baladés accrochés au cou de l’âne et traînés par la force phénoménale de la bête et ses 300 kilos…

Âne baté ! : loin d’être en réalité une insulte, cette expression est un cri de soulagement. Il éclate dans l’air humide du petit matin, lorsque que le joyeux randonneur, les yeux gonflés de sommeil et les membres courbatus des errances de la veille, a fini de brosser le poil et le crin de la bête, curer ses sabots (premier coup de tatane à esquiver), chasser les mouches, les guêpes, soigner ses plaies, étaler la couverture, poser le bât de bois, le sangler en 2 endroits sous le garrot (nouvelles esquives, injures et appels à l’aide), placer les sacs sur les flancs de l’animal de façon équilibrée et, le cas échéant, voir tout le travail s’effondrer piteusement et reprendre au point 1. ANE BÂTÉ !!!! hurle le pélerin excédé. L’âne bâté n’est en fait pas toujours celui qu’on croit…

Dire des âneries : encore une preuve que l’homme a transféré sur ce brave animal toute la charge de son ignorance, car enfin l’âne n’est pas bavard et en tout cas ne parle pas pour ne rien dire, lorsqu’il lance par exemple ses déchirants braiements à travers la campagne – sans doute communique-t-il avec un troupeau de ses congénères broutant à des kilomètres de là, prouvant par là-même que l’homme n’a pas inventé la communication sans fil… ni celui à couper le beurre.

Passer du coq à l’âne (et vice versa): un exercice bien peu pratique en réalité, étant donné que la charge moyenne pour un âne est de 40 kilos contre quelques centaines de grammes pour un coq. Même en n’emportant que le strict minimum, le coq s’avère donc moins utile qu’un petit sac à dos. Seul avantage par rapport à l’équidé : quand le coq refuse d’avancer, il suffit de le chopper et de se le mettre sous le bras.

L’Âne à Kinn (Skywalker) : de la famille des Jedi, c’est à cette espèce que l’on doit en grande partie cette triste réputation de bête obstinée. Quel que soit le côté par lequel on tient la longe, cet âne-là nous fera toujours chavirer du côté obscur de la pente.