mardi 26 octobre 2010

L'obsession des côtes à la lumière d'un phare phobique



"Pourquoi faut-il toujours que nous nous retrouvions sur la côte?" demanda My en regardant ses pieds s'enfoncer toujours plus dans le sable noir à chaque reflux des vagues. "Tu me parles toujours de plage, de marées, de bateaux, de traversées… N'y a-t-il rien d'autre qui vaille la peine?" La fin de sa phrase avait été aspirée dans un bruit de succion, quelques algues filandreuses s'enroulèrent autour de ses talons. "Tu me décris des créatures multicolores, des villes de corail aux architectures gothiques, flamboyantes, des labyrinthes aux dédales cérébelleux, la grâce, la lenteur, le temps en suspens…"
Le soleil avait plongé d'un coup derrière la ligne d'horizon - sous ces latitudes, c'est un soleil narcoleptique; tombent à sa suite, brutalement, les ténèbres: reliefs cendrés, eau noire et huileuse comme du pétrole, bruits étouffés, bruissements, murmures… Ceux des hommes s'estompent, ceux de la nature s'enhardissent et préparent le changement de règne. "Tu sais bien que n'ai jamais mis la tête sous l'eau. Ce monde m'est étranger, ajouta-t-elle d'une voix minuscule. Viens, retournons vers l'intérieur."


Non, attends, parce que je sais, écoute, je suis sûr, la côte c'est la seule ligne de fuite, c'est la frange d'un monde, la seule ouverture, pas de murs, pas d'arbres, l'horizon, et au-delà, tu ne le vois pas mais tu sais qu'il existe un au-delà et que tu peux l'atteindre, que c'est possible, et que tu iras et qu'il faudra continuer d'avancer, tu débroussailleras, tu te feras un chemin, tu t'élèveras parce que tu veux pas, je veux pas crever digéré par l'estomac immonde des villes ni ensuqué, étouffé par la nature monstrueuse et moite; je veux plus être dans le noir, seul, terrifié, à tâtonner, à heurter les parois, tu sais comme la fois où petit les plombs avaient sauté et j'étais debout au milieu de la chambre et tout était si noir, j'avais pourtant les yeux ouverts mais on m'avait cousu de la nuit dessus; j'étais dans cette grande chambre et je me croyais dans les chiottes: un pas en avant dans n'importe quelle direction et j'aurais dû en tendant les bras toucher la porte ou les murs, mais deux, trois pas et mes mains tendues ne rencontraient rien, rien que le vide immense et noir, et je continuais d'avancer et la nuit me rentrait de partout, par le nez, par la bouche et envahissait mes poumons, et j'ai senti qu'elle allait m'engloutir, me dissoudre, j'ai compris qu'elle n'était pas à l'extérieur mais que c'est moi qui étais à l'intérieur, dans le ventre de la nuit, et qu'elle était en train de me digérer. Alors je n'ai plus bougé et j'ai hurlé et craché jusqu'à ce que la lumière revienne. Tu vois maintenant je veux garder les yeux ouverts, je veux pouvoir sortir la tête, respirer, voir loin, je veux de l'espace où m'enfuir quand j'ai peur. Cela je le sais, j'en suis sûr, je le sais.

Ce que je savais aussi c'est que les mots, quand ils ne sont pas vains, agissent comme une médecine à effet retard, et que le temps que My comprenne il serait trop tard, qu'elle serait déjà loin de moi, qu'elle nourrirait peut-être des regrets ou de la rancœur à mon égard.
"D'accord", répondis-je. My me prit par le bras et doucement me fit faire demi-tour. Nous marchâmes encore quelques mètres sur le sable noir avant de nous engouffrer sur le chemin de terre qui serpentait sous les arbres et rejoignait les premières maisons du village, puis la route, puis la jungle, puis la ville, puis encore la route, et tout au bout une autre côte… et la mer. Je serrai fort la main de My: "Dis, quand on sera arrivés, ça te dirait d'aller voir nager les dauphins? Il paraît que là-bas les pêcheurs t'embarquent avec eux au lever du soleil pour quelques roupies. Ça doit être merveilleux!"


(Lovina - Bali, Indonésie)

samedi 2 octobre 2010

L'herbe repousse, pas les moignons


Au fond du lac Hoan Kiem
Repose une épée légendaire.
Qui l'en extraira
Délivrera le pays de sa malédiction
Dit le jeune vendeur de cartes postales
Manchot

Mutilé, mutilé
Du nord au sud partout
C'est un pays mutilé
Des bras des jambes de l'âme
Amputé

Le vieil homme édenté
A honte de son sourire
Qu'il cache du revers de la main
Après le thé il nous invite
A l'étage de sa maison

Un petit autel
Bois et plastique rouge
Dorures bougies tremblantes
Et des photos sépia
Portraits endimanchés
D'une femme et deux enfants

Il se tait maintenant
Et sourit
En s'approchant de la fenêtre ouverte

Dehors
Des canards barbotent
Au fond des trous d'obus
Derrière le mur jaune décrépit
Des enfants crient et jouent
Au ballon
Aux mousquetaires

(Hanoï - Hoi Han, Vietnam)