lundi 6 septembre 2010

Chenille jaune, chenille rouge


I

Une petite chenille jaune rayée de noir gravissait les marches de pierre d'un temple. Une petite chenille rouge rayée de noir les descendait. Elles se croisèrent au niveau d'une fissure d'où émergeait un bourrelet de mousse. A ce point précis, elles se dressèrent à mi-corps l'une vers l'autre jusqu'à se frôler les mandibules, formant un oméga, sorte de pont enjambant le renflement moussu. Dieu sait ce qu'elles purent se dire.

A quelque 1 000 kilomètres plus au Sud, Ugo l'Italien berçait son corps ferme et bronzé sur un hamac tendu entre deux bananiers, ignorant l'existence même du serpent-minute en équilibre sur une feuille à deux mètres en surplomb, prêt à fondre sur la chair somnolente.
"Bon, lui il ne t'attaque pas. Mais si lui te rencontre par hasard, lui il t'embrasse. Alors, oui, il te reste quelques minutes… et bye bye, c'est comme ça", avait dit le pêcheur à tête d'enfant en tirant d'un coup sec sur l'hameçon fiché dans le gosier d'un gros poisson secoué de spasmes.

Plus tôt, un enfant avait surgi en braillant d'entre deux huttes où un naja dressé gonflait ses joues et crachait.

Sur une autre île à quelques heures au nord, Gérald, naufragé volontaire, squelette en paréo, pestait. Sur les délais d'approvisionnement en héroïne et sur la couleur des chenilles. "Tu peux pas savoir, y' en des rouges et des jaunes, pareilles, même taille, velues, jolies en somme, mais je me rappelle jamais, une qui est inoffensive et l'autre qui te paralyse les membres. L'autre jour, j'en ai trouvé une dans ma botte. Heureusement, ici je secoue mes fringues et je tape mes godasses. Dieu sait si c'était la bonne ou la mauvaise!"

II

My était tombée du ciel pour enchanter de son petit rire de souris le chaos poussiéreux de ma route. J'avais couru des milliers de kilomètres - et des vies antérieures de cœur sec - pour la retrouver : train, bateau, car, halls de gare et gargotes de vieux chinois hiératiques où s'épanchent pour tuer le temps faux voyageurs et vrais trafiquants…
Et elle était là, maintenant, debout à côté de la moto, toute à son étonnement, massant ses fesses endolories par des heures de rebonds à l'arrière de la selle biplace. Elle était belle. A la fois minuscule et fragile dans ce décor sauvage et outrancier, et immensément grande en ce qu'elle réussissait à combler mon horizon tout entier et la préhension avide de mes cinq sens. J'exultais. My souriait en se dirigeant vers l'escalier du temple.

"Oooh! Ce qu'elles sont belles!" Je n'avais pas eu le temps de crier que My était déjà accroupie au niveau de la marche fissurée et regardait se dandiner dans le creux de sa main les deux chenilles. J'étais comme pétrifié, les pieds rivés dans la pierre au bas de l'escalier, les bras et les mains tendus vers l'avant figés dans leur mouvement, la mâchoire tombée. Impuissant, j'ai regardé My saisir chacune des chenilles du bout des doigts, les reposer délicatement au sol, se relever, tourner vers moi une mine émerveillée, et continuer son ascension. En haut de l'escalier, une petite nonne en robe gris clair l'accueillit lui rendant la pureté de son sourire et l'invita à entrer dans ce qui, en fait de temple, était une sorte de grotte où elles disparurent toutes deux. Je les imagine arpentant silencieusement, les mains jointes, d'étroites galeries à peine éclairées à la bougie et saturées de fumée d'encens, débouchant enfin sur un dernier boyau, au bout duquel perce une lumière aveuglante.

III

Au bout de la feuille de bananier, le serpent minute perdit l'équilibre et se laissa tomber sur la poitrine d'Ugo, où il décrivit des courbes affolées. L'Italien se redressa en hurlant, et se jeta d'un bond indescriptible hors du hamac. Une heure plus tard, il tremblait encore. La mort instantanée devait être une légende, et le serpent minute aussi dangereux qu'un ver de terre.

Les adultes accourus aux cris de l'enfant, le naja enragé fut décapité d'un coup de machette et débité en parts égales pour le dîner.

Assis en tailleur dans son réduit de planches, Gérald tapotait le fond de ses bottes du plat de la main. En sortaient par dizaines des chenilles, rouges, noires, jaunes, grasses ou longilignes, toutes velues, qui allaient s'agglutiner en un tas remuant sur ses jambes maigres. L'homme, secoué d'un petit rire aigre de fumeur, plongeait ensuite sa main dans la masse molle et jetait à pleine poignées les bestioles contre le mur, l'air triomphant.

My glissa une offrande dans la main de la nonne, qui s'inclina et prit congé. Parvenue au bout de la galerie, l'ombre de My se disloqua et s'éleva dans le puits de lumière. Il lui poussa deux petites ailes d'albâtre. De mon socle de pierre je la vis papillonner, éclaboussant de petites billes scintillantes le vert sombre de la végétation. Elle vint d'abord se poser sur mes mains, toujours tendues, puis sur ma bouche. Nous restâmes encore quelque temps collés l'un à l'autre. Puis My s'éleva de nouveau dans les airs, et disparut, me laissant seul avec mes rêves, mes doutes et une furieuse envie de reprendre la route. Pour la chercher, encore.

(Kanchanaburi - Samui - Ko Tao, Thaïlande)

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