jeudi 25 octobre 2012

Jazz thaï, nouilles volantes et néons-frontière


(à Ital Corner)

Tu quittes le Wat Chedi et ses dragons de stuc dont les corps descendent le vieux stupa comme des toboggans. Pour la Poste principale, dirige-toi vers la rivière. Tu traverses une grande artère, puis tu fuis la circulation en t'engouffrant dans les soi, ces petites venelles grises aux rigoles charriant l'eau savonneuse. Elles sont si étroites que le soleil n'y entre pas. Devant les maisons endormies, des paniers de bambou tressé, des gamelles d'étain, des débris de volailles fraîchement abattues - pas grand-chose : pattes, têtes, plumes… le peu qui ne soit comestible. Celles-là même qui commencent à mijoter au coin des rues dans des woks grands comme des citernes, et dont le fumet épais va bientôt envahir toute la ville, les moindres interstices, les moindres naseaux, même les pores de ta peau et les fibres de tes vêtements. Et la faim te prend au ventre, impérieuse. Elle t'aveugle et te désintéresse de toute chose, t'impose une image tronquée de ton propre corps: un nez relié à une panse par un hasardeux jeu de tuyaux. Le gingembre, l'ail et l'oignon grillés, la ciboule, la coriandre et le basilic, et ce cari vert délicieux mais si diablement puissant… Tu te laisses mener par le bout du nez dans la nuit voluptueuse qui tombe comme du feutre, la ville est un dédale où des hommes invisibles et bienveillants ont semé la lumière. Petits lampions des soi, puis clarté aveuglante du tout-électrique. Te voilà sur la populeuse et bruyante Moon Mueang Road. Longe le canal - vu du dessus, le pêcheur au chapeau de paille dans sa barque est un drôle de nénuphar - et préfère encore à la rectiligne Loi Khor Road le zig-zag des soi. Dans Thae Pae soi, regard furtif dans une salle de billard clandestine où deux jeunes gorgés de whisky frelaté s'empoignent sans un bruit à même le velours vert.

Plus loin, prends garde de ne te laisser happer par le Night Bazar, ruche bariolée et aguicheuse où s'échangent bruyamment les billets, les étoffes, les bijoux et la viande séchée. Presse le pas. Tu auras peut-être encore le temps d'entendre les musiciens, à l'angle du bazar, qui tirent d'instruments traditionnels usés jusqu'à la corde des sons ondulants, des mélodies insaisissables mais harmonieuses battues par de sèches percussions. Le petit homme aux dents aussi espacées que les trous de sa flûte a capté ton regard et te tend dans un sourire une cloche métallique. Il t'invite. Te voilà battant gauchement la mesure, guettant la raillerie dans les mines contenues et les yeux rieurs des musiciens. En vain. Le morceau se termine dans les éclats de rire, les accolades et un gobelet de gnôle.

Avant de traverser la rivière par le pont de Loi Khor, le wok immense de la femme au foulard est une pleine lune en négatif dans une nuit de néons. D'un geste sûr et rapide, elle envoie valser ses nouilles frites jusqu'au ciel vibrant d'insectes devant un parterre de badauds aux yeux ronds et à la langue pendante. Tu fouilles tes poches, ravales ta salive et allumes un mégot. De l'autre côté du pont, au-delà des garde-corps de ciment, la pulsation rouge d'une enseigne au néon se dédouble aux reflets du fleuve. Horizon chaotique. Hypnotique. Tu traverses sans penser. Quelqu'un t'attend sûrement au "Riverside"…

Chiang Mai, Thaïlande





mardi 11 septembre 2012

Attica Blues


















Sur la route d’Attica
Avec My sifflotant
Nous eûmes pour prison
La cage d’un ascenceur
Incarcérés, archi-serrés
Too tight, O Mama !
Chanta le grand Archie
Mais l’air avait tourné
Le vent éventé
La furie étouffée
La révolte matée
Blasé !


Là tout près
Au recoin de la nuit
Brillent d’amère nostalgie
Les yeux de My
Où la petite fille
De l’Aube sereine
A la voix de fausset ?

Ne pleure pas
Avec toi
Même enfermé
Dans le temps figé
Je n’aurais pu rêver
Plus douce compagnie
Allons ! prenons malin plaisir
A tromper notre ennui

Dans la grande nuit moite
Monsieur Archie
Prit un dernier solo
Et nous les escaliers

vendredi 27 avril 2012

Un monde toujours nouveau


Je voyage pour retrouver un monde intact sur lequel le temps n'aurait pas de prise. En effet, deux jours de voyage, la connaissance d'une ville nouvelle ralentissent la précipitation des événements. Deux jours dans un pays nouveau en valent trente de ceux que l'on vit dans l'endroit habituel, raccourcis par l'usure, détériorés par l'habitude. L'habitude polit le temps, on y glisse comme sur un parquet trop ciré. Un monde nouveau, un monde toujours nouveau, un monde de toujours, jeune pour toujours, c'est cela le paradis.

Eugène Ionesco, Journal en miettes