lundi 27 septembre 2010

Nuages fous


J’ai habité cet ermitage,
Mais après dix jours, j’en étais rassasié.
Regardez au-dessous de nos pieds,
Les désirs charnels augmentent beaucoup.
Un autre jour, si vous venez me demander,
Je serai chez un poissonnier,
Dans un bistro
Ou dans un quartier de plaisir.

(Ikkyu, 1440)

jeudi 23 septembre 2010

La main du diable… sur le déclencheur


Sur la photo, c'est d'abord ses longues jambes fines et brunes qui captent la lumière. L'œil s'attache ensuite à suivre la ligne d'ombre qui délimite leur croisement, et butte sur la frontière indigo du tissu noué en sarong autour de ses hanches. Le buste, long et légèrement penché, disparaît en partie sous la cascade de cheveux noirs, dont on remonte le cours jusqu'à voir émerger un visage d'ambre pur - à peine quelques sédiments: bulles translucides prisonnières, insectes fossilisés, puis deux grands yeux de charbon perdus dans le lointain.
Le menton repose dans le creux de la main et imprime à ses lèvres une moue involontaire mais d'à-propos. Depuis le pli mat du poignet, on descend ensuite une rivière de breloques, chaos coloré et brillant le long de la ligne gracile de l'avant-bras, jusqu'à l'angle aigu du coude posé, soutenant le tout, sur mon épaule voûtée. Dans le même mouvement de pesanteur courbe, ma colonne vertébrale descend les degrés d'un pull marin trop lâche d'où sort ma tête pendant entre les jambes comme pour épouser le sol et disparaître entre les lattes du plancher en même temps que deux insectes diaphanes.

Il y avait dans ce cliché quelque chose d'irréel, dans le sens de factice, la dernière case d'un roman photo. En légende : "Le hasard avait semé sur leur chemin la promesse d'un amour innocent et exotique, mais le destin cruel allait une dernière fois séparer nos deux amants impossibles, les renvoyant à leurs chemins de solitude, désespérés mais libres." Ou quelque chose d'approchant. Les mots, peu importe leur sens, n'étant à ce moment-là du drame que prétexte à accroître la charge émotionnelle et la frustration de la ménagère.

Bref, ça, c'était juste après que j'eus senti le feu du dragon dans son ventre, ma tête posée dessus. Je m'étais redressé dans un sursaut, l'avais regardé, effaré, et vu la tristesse dans son regard. La peur aussi. Elle a dit: "Il vaut mieux que j' y aille, maintenant." J'ai compris "va au diable", et j'ai fondu dans la nuit comme un bandit, marcher avec mes monstres et Olie, qui sautait et dansait dans l'ombre autour de moi comme un vieux chamane. On a parcouru ainsi des kilomètres, la lune sur notre gauche, son reflet dans l'eau, et l'écume qui nous léchait les pieds. Olie avait fait une nouvelle allusion à l'étroitesse de son enveloppe charnelle, et s'était mis à creuser le sable comme un chien fou et à y sculpter d'immenses corps tordus. Soudain tout a disparu: Olie, la lune, l'océan. Je me suis retrouvé seul, perdu dans le noir total. Seule brillait encore à quelques mètres la proue d'un bateau échoué. La peur au ventre, j'y ai accroché mon regard comme à une bouée, jurant de ne pas lâcher prise. Avant de m'apercevoir que gravé dans le bois c'était le diable en personne qui me dévisageait, une tête de démon hirsute, défiguré, menaçant. Ses petites lèvres fielleuses resserrées en cul de poule m'apparurent pourtant, aussitôt après l'épouvante, comme le détail mal assorti, la touche comique du tableau. Je me mis à rire et chancelai vers ma gargouille avec l'intention de lui pisser dessus, lorsque gicla un éclair de lumière blanche. Des pas feutrés dans le sable derrière moi, un coup d'œil par-dessus mon épaule pour voir détaler la silhouette d'Olie, cette fois nu comme un ver, un appareil photo en bandoulière.

J'ai marché encore un long moment, sur les épaules un poids de solitude comme je n'en ai plus porté depuis, ai trouvé la pauvre hutte d'Olie déserte, griffonné un mot sur sa porte : "Si je ne suis pas là, c'est que je suis parti à ta recherche. Ne bouge pas, je te ramène." Bredouille, j'ai erré jusqu'à la poussière de l'aube où m'attendait ma brune apsara pour la scène d'adieu. C'est le moment qu'a choisi Olie pour surgir comme un diablotin - Adam-reporter -, voler quelques clichés et s'évanouir à nouveau dans la nature.

- "Ça a été, cette nuit?" demande Apsara.
- "D'enfer."
- "On peut s'écrire, s'envoyer des photos…"
- "Pas de photos, si tu veux bien, juste des mots… juste des mots."

(Samui, Bo Phut, Thaïlande)

vendredi 10 septembre 2010

Départ


Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir

(…)

Il y a l'air il y a le vent
Les montagnes l'eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre

Apprends à vendre à acheter à revendre
Donne prends donne prends
Quand tu aimes il faut savoir
Chanter courir manger boire
Siffler
Et apprendre à travailler

Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche va-t-en

Blaise Cendrars, Tu es plus belle que le ciel et la mer,
dans Feuilles de route, 1924

lundi 6 septembre 2010

Chenille jaune, chenille rouge


I

Une petite chenille jaune rayée de noir gravissait les marches de pierre d'un temple. Une petite chenille rouge rayée de noir les descendait. Elles se croisèrent au niveau d'une fissure d'où émergeait un bourrelet de mousse. A ce point précis, elles se dressèrent à mi-corps l'une vers l'autre jusqu'à se frôler les mandibules, formant un oméga, sorte de pont enjambant le renflement moussu. Dieu sait ce qu'elles purent se dire.

A quelque 1 000 kilomètres plus au Sud, Ugo l'Italien berçait son corps ferme et bronzé sur un hamac tendu entre deux bananiers, ignorant l'existence même du serpent-minute en équilibre sur une feuille à deux mètres en surplomb, prêt à fondre sur la chair somnolente.
"Bon, lui il ne t'attaque pas. Mais si lui te rencontre par hasard, lui il t'embrasse. Alors, oui, il te reste quelques minutes… et bye bye, c'est comme ça", avait dit le pêcheur à tête d'enfant en tirant d'un coup sec sur l'hameçon fiché dans le gosier d'un gros poisson secoué de spasmes.

Plus tôt, un enfant avait surgi en braillant d'entre deux huttes où un naja dressé gonflait ses joues et crachait.

Sur une autre île à quelques heures au nord, Gérald, naufragé volontaire, squelette en paréo, pestait. Sur les délais d'approvisionnement en héroïne et sur la couleur des chenilles. "Tu peux pas savoir, y' en des rouges et des jaunes, pareilles, même taille, velues, jolies en somme, mais je me rappelle jamais, une qui est inoffensive et l'autre qui te paralyse les membres. L'autre jour, j'en ai trouvé une dans ma botte. Heureusement, ici je secoue mes fringues et je tape mes godasses. Dieu sait si c'était la bonne ou la mauvaise!"

II

My était tombée du ciel pour enchanter de son petit rire de souris le chaos poussiéreux de ma route. J'avais couru des milliers de kilomètres - et des vies antérieures de cœur sec - pour la retrouver : train, bateau, car, halls de gare et gargotes de vieux chinois hiératiques où s'épanchent pour tuer le temps faux voyageurs et vrais trafiquants…
Et elle était là, maintenant, debout à côté de la moto, toute à son étonnement, massant ses fesses endolories par des heures de rebonds à l'arrière de la selle biplace. Elle était belle. A la fois minuscule et fragile dans ce décor sauvage et outrancier, et immensément grande en ce qu'elle réussissait à combler mon horizon tout entier et la préhension avide de mes cinq sens. J'exultais. My souriait en se dirigeant vers l'escalier du temple.

"Oooh! Ce qu'elles sont belles!" Je n'avais pas eu le temps de crier que My était déjà accroupie au niveau de la marche fissurée et regardait se dandiner dans le creux de sa main les deux chenilles. J'étais comme pétrifié, les pieds rivés dans la pierre au bas de l'escalier, les bras et les mains tendus vers l'avant figés dans leur mouvement, la mâchoire tombée. Impuissant, j'ai regardé My saisir chacune des chenilles du bout des doigts, les reposer délicatement au sol, se relever, tourner vers moi une mine émerveillée, et continuer son ascension. En haut de l'escalier, une petite nonne en robe gris clair l'accueillit lui rendant la pureté de son sourire et l'invita à entrer dans ce qui, en fait de temple, était une sorte de grotte où elles disparurent toutes deux. Je les imagine arpentant silencieusement, les mains jointes, d'étroites galeries à peine éclairées à la bougie et saturées de fumée d'encens, débouchant enfin sur un dernier boyau, au bout duquel perce une lumière aveuglante.

III

Au bout de la feuille de bananier, le serpent minute perdit l'équilibre et se laissa tomber sur la poitrine d'Ugo, où il décrivit des courbes affolées. L'Italien se redressa en hurlant, et se jeta d'un bond indescriptible hors du hamac. Une heure plus tard, il tremblait encore. La mort instantanée devait être une légende, et le serpent minute aussi dangereux qu'un ver de terre.

Les adultes accourus aux cris de l'enfant, le naja enragé fut décapité d'un coup de machette et débité en parts égales pour le dîner.

Assis en tailleur dans son réduit de planches, Gérald tapotait le fond de ses bottes du plat de la main. En sortaient par dizaines des chenilles, rouges, noires, jaunes, grasses ou longilignes, toutes velues, qui allaient s'agglutiner en un tas remuant sur ses jambes maigres. L'homme, secoué d'un petit rire aigre de fumeur, plongeait ensuite sa main dans la masse molle et jetait à pleine poignées les bestioles contre le mur, l'air triomphant.

My glissa une offrande dans la main de la nonne, qui s'inclina et prit congé. Parvenue au bout de la galerie, l'ombre de My se disloqua et s'éleva dans le puits de lumière. Il lui poussa deux petites ailes d'albâtre. De mon socle de pierre je la vis papillonner, éclaboussant de petites billes scintillantes le vert sombre de la végétation. Elle vint d'abord se poser sur mes mains, toujours tendues, puis sur ma bouche. Nous restâmes encore quelque temps collés l'un à l'autre. Puis My s'éleva de nouveau dans les airs, et disparut, me laissant seul avec mes rêves, mes doutes et une furieuse envie de reprendre la route. Pour la chercher, encore.

(Kanchanaburi - Samui - Ko Tao, Thaïlande)

vendredi 3 septembre 2010

Un éclair d'éternité

Le bouddhisme est négatif. Il vous dira ce qu'il n'est pas et si vous insistez pour qu'il soit «quelque chose», il mettra un espace vide à votre disposition dont vous pourrez faire ce que bon vous semble. C'est seulement en ce qui concerne ses méthodes qu'il sera spécifique: il vous dira de méditer, de vivre avec la conscience de vos actes, de faire de votre mieux. Il vous dira de gagner honnêtement votre nourriture quotidienne. D'être bienveillant en pensée et en paroles. Il vous suggérera de créer vous-mêmes les situations dans lesquelles vous voulez vous trouver plutôt que de vous y laisser acculer par vos actes et ceux des autres. Il vous recommandera de regarder vos doutes en face. Il vous conseillera de faire vos expériences par vous-mêmes. Il refuse tout dogmatisme. Il désapprouve qu'on impose ses opinions aux autres. Et il insiste pour que vous fassiez l'effort de vous connaître, vous, votre paresse, votre vanité, votre avidité, ces sentiments qui sont la roue motrice de la vie.

Un instant, pensais-je. Il y a une chose que je sais. Je sais que la liberté existe. Et c'est ça, le centre du bouddhisme. La roue tourne, semble-t-il, éternellement. Vie après vie, paradis après paradis, enfer après enfer. La volonté de vie entraîne de nouvelles naissances et de nouvelles morts. Mais à n'importe quel moment donné, on peut trouver la liberté. Le Bouddha l'a trouvée, les maîtres zen l'ont trouvée. Tout ce qu'ils ont pu faire, nous le pouvons aussi. Il suffit de persévérer.

Janwillem Van de Wetering, Un éclair d'éternité.

jeudi 2 septembre 2010

La transmigration du va-nu-pied (1)



Couplet 1: Lignes de fuite

Jadis mon père se consuma
Comme un bâton d'encens
Une prière pour l'enfer
Dans l'odeur âcre de la vinasse
Et du tabac froid

A des années lumière
Dans un port d'Asie
La coque bleu ciel
Les turbines des chalutiers
Et l'odeur de graisse et de gasoil
M'invitent à partir
Dans la nausée de 5h du matin

Les genoux croisés haut
La tête à même le banc de bois
Je chavire en mer de Chine
Pour seul repas
Un petit pain rond
Dans l'estomac
Et la fumée d'une Marlboro
De contrebande russe

Un seau de pisse
Passe de mains en mains
Jusqu'au pont arrière
Où le dernier volontaire
Le balance par-dessus bord

Demain je sauterai dans un train
Voir si l'on peut
Echapper à ces odeurs
De corps
De mort
De souffrance

(Quittant Cat Ba, Nord Vietnam)

mercredi 1 septembre 2010

Impassible


Celui que je suis est toujours à l'écart de la mêlée,
Regarde d'un air amusé, éprouve de la connivence,
de la compassion, ne fait rien, se solidarise,

Méprise de toute sa hauteur, se raidit,
s'accoude sur le premier support ferme venu,
Tourne son profil de trois quarts, curieux de voir la suite,
A la fois dans le jeu et hors du jeu, simultanément,
qu'il contemple avec stupeur.

Du fond du passé me reviennent mes laborieux efforts
pour sortir du brouillard
à l'aide des sophistes et des linguistes.
Je ne critique ni ne moque personne,
Je suis un témoin impassible.

Walt Whitman
Chanson de moi-même, dans Feuilles d'herbe, 1855