vendredi 27 août 2010

Marathon Man

Pour chasser l'oisiveté, Olie n'avait rien trouvé de mieux que de courir. D'abord de façon sporadique: comme sous l'emprise d'un commandement divin, il s'éclipsait, furtif, à la fin d'un repas, dès le réveil, et bientôt en pleine nuit ou même au beau milieu d'une conversation. Il finit par courir tout le temps, par tous les climats, en tous lieux : sur le sable, sur la rocaille, dans la poussière des routes défoncées… Il y mettait tant d'abnégation, d'ardeur que son obsession à fendre l'air devint contagieuse. Dans son sillage, sautillant, trottinant, c'étaient des hordes d'enfants magnifiques, dépenaillés et hurlant de joie en guise d'encouragement, c'étaient des meutes de chiens squelettiques au regard triste, qui trouvaient là on ne sait pourquoi une nouvelle vigueur en même temps qu'un nouveau guide.

- "Les gamins, passe encore", maugréait Olie, qui devait quand même s'enorgueillir d'être accueilli dans tous les villages comme un héros marathonien. "Mais les clebs, je peux pas, ils me font flipper, sûr qu'ils ont la rage."

Et comme la meilleure technique pour stopper les élans des joggers canins était de leur faire face et de faire mine de ramasser une pierre ou un bâton, j'avais parfois la chance d'assister à un curieux ballet. Mon ami et sa petite troupe de supporters hilares ou écumants, courir d'abord tous dans le même sens, puis Olie tourner sur lui-même sans cesser ses foulées, une flexion des genoux puis balancer dans l'air son projectile fictif, qui avait le don de faire détaler non seulement les chiens mais aussi les enfants soudain incrédules puis effrayés. Nouveau demi-tour pour Olie, une brève échappée solitaire, puis la horde reprenait son train, plus frénétique encore.

Une semaine de cet entraînement-là avaient laissé Olie pensif et maussade. Il ne courut plus pendant quelque temps, sa présence se fit rare, je le voyais faire des allées et venues silencieuses entre sa chambre, le village et notre table, où il prit la manie d'empiler des pièces de monnaie en petits tas égaux et d'avaler d'incommensurables quantités de viande, cinq jours durant.

Un matin enfin, je le vis sortir de sa cabane inhabituellement tôt. Il avait rechaussé ses baskets et arborait cet air buté et sûr, qui traduisait chez lui une farouche volonté d'en découdre et un appétit énorme, comme lorsqu'il disait : "Mon corps est bien trop étroit pour tout ce que je veux y contenir!"
- il parlait de nourriture bien sûr, mais aussi, je crois, des routes, des montagnes, des océans, des étoiles, du monde et même du cosmos. Sa tasse de thé à peine entamée, il venait de disparaître lorsque j'entendis venant de la route des éclats de voix, des applaudissements, des jappements et des grognements. Je m'approchai.

Au milieu d'une joyeuse cohue, enfantine et canine, Olie se tenait là, radieux, sortant de ses poches et lançant à la volée tantôt des bonbons multicolores, tantôt des os luisants de graisse. La distribution terminée, il s'était mis à sautiller sur place, puis avait repris à petites foulées sereines sa course dans le monde.

(Vers Kanchanaburi, Thaïlande)

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