jeudi 23 septembre 2010

La main du diable… sur le déclencheur


Sur la photo, c'est d'abord ses longues jambes fines et brunes qui captent la lumière. L'œil s'attache ensuite à suivre la ligne d'ombre qui délimite leur croisement, et butte sur la frontière indigo du tissu noué en sarong autour de ses hanches. Le buste, long et légèrement penché, disparaît en partie sous la cascade de cheveux noirs, dont on remonte le cours jusqu'à voir émerger un visage d'ambre pur - à peine quelques sédiments: bulles translucides prisonnières, insectes fossilisés, puis deux grands yeux de charbon perdus dans le lointain.
Le menton repose dans le creux de la main et imprime à ses lèvres une moue involontaire mais d'à-propos. Depuis le pli mat du poignet, on descend ensuite une rivière de breloques, chaos coloré et brillant le long de la ligne gracile de l'avant-bras, jusqu'à l'angle aigu du coude posé, soutenant le tout, sur mon épaule voûtée. Dans le même mouvement de pesanteur courbe, ma colonne vertébrale descend les degrés d'un pull marin trop lâche d'où sort ma tête pendant entre les jambes comme pour épouser le sol et disparaître entre les lattes du plancher en même temps que deux insectes diaphanes.

Il y avait dans ce cliché quelque chose d'irréel, dans le sens de factice, la dernière case d'un roman photo. En légende : "Le hasard avait semé sur leur chemin la promesse d'un amour innocent et exotique, mais le destin cruel allait une dernière fois séparer nos deux amants impossibles, les renvoyant à leurs chemins de solitude, désespérés mais libres." Ou quelque chose d'approchant. Les mots, peu importe leur sens, n'étant à ce moment-là du drame que prétexte à accroître la charge émotionnelle et la frustration de la ménagère.

Bref, ça, c'était juste après que j'eus senti le feu du dragon dans son ventre, ma tête posée dessus. Je m'étais redressé dans un sursaut, l'avais regardé, effaré, et vu la tristesse dans son regard. La peur aussi. Elle a dit: "Il vaut mieux que j' y aille, maintenant." J'ai compris "va au diable", et j'ai fondu dans la nuit comme un bandit, marcher avec mes monstres et Olie, qui sautait et dansait dans l'ombre autour de moi comme un vieux chamane. On a parcouru ainsi des kilomètres, la lune sur notre gauche, son reflet dans l'eau, et l'écume qui nous léchait les pieds. Olie avait fait une nouvelle allusion à l'étroitesse de son enveloppe charnelle, et s'était mis à creuser le sable comme un chien fou et à y sculpter d'immenses corps tordus. Soudain tout a disparu: Olie, la lune, l'océan. Je me suis retrouvé seul, perdu dans le noir total. Seule brillait encore à quelques mètres la proue d'un bateau échoué. La peur au ventre, j'y ai accroché mon regard comme à une bouée, jurant de ne pas lâcher prise. Avant de m'apercevoir que gravé dans le bois c'était le diable en personne qui me dévisageait, une tête de démon hirsute, défiguré, menaçant. Ses petites lèvres fielleuses resserrées en cul de poule m'apparurent pourtant, aussitôt après l'épouvante, comme le détail mal assorti, la touche comique du tableau. Je me mis à rire et chancelai vers ma gargouille avec l'intention de lui pisser dessus, lorsque gicla un éclair de lumière blanche. Des pas feutrés dans le sable derrière moi, un coup d'œil par-dessus mon épaule pour voir détaler la silhouette d'Olie, cette fois nu comme un ver, un appareil photo en bandoulière.

J'ai marché encore un long moment, sur les épaules un poids de solitude comme je n'en ai plus porté depuis, ai trouvé la pauvre hutte d'Olie déserte, griffonné un mot sur sa porte : "Si je ne suis pas là, c'est que je suis parti à ta recherche. Ne bouge pas, je te ramène." Bredouille, j'ai erré jusqu'à la poussière de l'aube où m'attendait ma brune apsara pour la scène d'adieu. C'est le moment qu'a choisi Olie pour surgir comme un diablotin - Adam-reporter -, voler quelques clichés et s'évanouir à nouveau dans la nature.

- "Ça a été, cette nuit?" demande Apsara.
- "D'enfer."
- "On peut s'écrire, s'envoyer des photos…"
- "Pas de photos, si tu veux bien, juste des mots… juste des mots."

(Samui, Bo Phut, Thaïlande)

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