mardi 31 août 2010

Pas de mémoire, pas de PCV


I

« Ces tunnels ont été creusés par l’occupant japonais pendant la Seconde Guerre mondiale pour y cacher des armes », déclama Henky, qui avait ce jour-là décidé d’expérimenter sur nous ses velléités de guide touristique. En cobayes amicaux, nous avions donc grouillé une bonne partie de l’après-midi dans des galeries souterraines froides et déprimantes. Quand nous refimes surface, le jour était déjà en train de tomber au fond du canyon, et notre ami proposa d’aller vider quelques verres d’alcool de banane au pasar malam*, histoire d’éponger un peu de cette noirceur. A côté de nous, un camelot braillard coiffé d’un casque colonial hollandais débitait son boniment, marchand de tout et de rien : vaisselle, poupées aux mines extatiques, insignes militaires, encres magiques, poudres et plantes sèches…

D’un clin d’œil, Henky nous fit signe de le suivre jusqu’à l’échoppe. Quelques mots échangés à l’oreille, et le colon sortit d’une paire de bottes – qu’on eût dit de la wehrmacht - deux bouteilles de verre brun gravées à l’effigie d’un orang-outan. « Arak ! Araaaak ! Trouble la mémoire et chasse la raison ! » souffla le marchand d’un ton de vieux sorcier en nous tendant les fioles.

C’est en riant et humectant la nuit de notre haleine de banane que nous descendîmes la rue jusqu’au bistrot de Mr Klik-Klik, un comparse de Henky, qui nous accueillit par de petits bonds simiesques.

II

Ce matin. A l’intérieur de ma tête, des créatures protéiformes tapent en rythme à l’aide de gros maillets les parois craniennes et l’arrière des lobes oculaires. Elles se ramassent en un tas à l’allure de tête de bélier et s’acharnent au niveau des tempes comme pour y percer un tunnel de sortie, s’étirent ensuite en longs filaments tentaculaires pour s’enrouler autour des nerfs optiques et balancer de brèves décharges électriques, avant de couler via les sinus vers le fond de la gorge, où elles déploient en parapluie des millions d’aiguillettes.

C’est dans ces dispositions que j’arrivai au wartel**.

- « Je voudrais passer un appel en PCV. »

- « Vous êtes Allemand ?», demande le petit homme vérolé aux yeux jaunes, qui trône assis en tailleur sur un fauteuil de bois sculpté.

- « Non. »

- « Parce que si vous êtes Allemand, je ne vous donne pas le PCV », reprend le gnome se laissant glisser du fauteuil et dardant une petite langue de reptile.

- « Ah ? »

- « Vous ressemblez à un Allemand », insiste-t-il. Il est maintenant au bas du fauteuil, à deux doigts de frotter sa peau de crotale sur mes mollets.

- « Je ne parle pas allemand », dis-je, pensant couper court.

- « C’est vrai, vous parlez anglais, mais les Allemands aussi parlent anglais quand ils sont loin de chez eux », siffle l’invertébré d’un ton supérieur. Avec ses longs ongles acérés et noirs de crasse, il entreprend de me griffer le dessus des pieds.

- « Mais les Allemands ne parlent pas le français, moi oui ! », proteste-je, en français cette fois.

- « Hollandais peut-être ? » poursuit-il en grimpant le long de mes cuisses. « Nous les avons aussi en sainte horreur par ici. » Sa minuscule langue fourchue se colle par à-coups à ma peau comme pour la goûter.

- « Français ! hurle-je, je suis Français ! Français ! » J’ai envie de vomir. La viscosité froide du téléphoniste s’enroulant maintenant autour de mes hanches me pétrifie.

- « Français ? Alors c’est différent. Mais c’est trop tard. » Il resserre son étreinte autour de mon thorax.

- « Cela me semble un peu… définitif », bafouille-je.

Je tentai de me défaire de l’étau en écartant les bras. L’effort était surhumain. Mes tempes étaient sur le point de céder sous les coups redoublés des créatures protéiformes. Elles recommencèrent leur circuit : bélier, méduse, oursin. Je me débattai de plus belle. Quand les aiguilles pénétrèrent mes muqueuses, je poussai un cri dément qui décupla mes forces. Je soulevai le reptile à bout de bras, le flanquai au sol.

- « Tu vas me le passer, ce PCV !? » Je balançai des coups de pied à l’aveugle dans le tas informe et squameux qui continuait d’onduler. « C’est pas ma faute ! Les Allemands, les Hollandais, les Japonais, j’y suis pour rien, putain! J’étais pas né ! » Les coups pleuvaient. Dans un dernier élan de bravoure, la bestiole, qui éructait maintenant un liquide verdâtre et visqueux, se dressa sur ses membres antérieurs, fixa dans les miens ses yeux jaunes gorgés de dédain, et lança d’une voix qui s’estompa dans un gargouillis :

- « En fin de compte, vous êtes tous les mêmes. Pas de PCV ! »

(Bukittinggi, Ouest Sumatra, Indonésie)

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* Marché de nuit / ** Wartel : contraction de warung telpon = boutique téléphone.

dimanche 29 août 2010

Les trois ponts


Un vieux père réprimande son ivrogne de fils qui rentre chaque soir ivre à la maison. Celui-ci promet de s'amender et de boire moins. Le soir même, le fils ne rentrant pas, le père part à sa recherche. Il le trouve à demi noyé, accroché au pilier du pont qui sépare l'auberge de la maison paternelle.

- "Pourquoi es-tu dans cet état, demande le père, le jour même où tu me promets de moins boire?"
- "En effet, répond le fils, j'ai bu moins et voilà le résultat. D'habitude je bois trois sho de saké (trois fois 1,8 litre) et chaque soir, en rentrant je vois trois ponts: je prends toujours celui du milieu, et tout va bien! Ce soir je n'ai bu que deux sho, et j'ai vu deux ponts. Ne sachant que faire, j'ai pris au hasard celui de gauche et je suis tombé à l'eau!"
- "Allons, rentrons!" dit le père.
- "Oh non! Pas encore! Laisse-moi aller boire mon troisième sho de saké, et ça ira mieux."

Sitôt dit, sitôt fait, et le fils rentre sain et sauf à la maison par la voie habituelle.

Conte zen, dans Le Bol et le bâton.

samedi 28 août 2010

Les roues de la Loi


Sur la route Pokhara - Katmandou
La montagne est tombée
Une coulée de boue
Entraîne dans le ravin
De gros camions bariolés

A Bhaktapur
Les roues des mêmes camions
Servent de tours aux potiers
La terre cuit sur de grands brasiers
De bois et de paille

A Pashupatinath
On brûle les cadavres
Sur de tels bûchers

(Népal)

vendredi 27 août 2010

Feuilles de route


Allez, fiston, on prend ses frusques sur son dos,
Moi les miennes
Et on y va.
Quand je pense à toutes ces splendides cités et nations
qu'on va voir en chemin!

Quand tu en auras ta claque,
Donne-moi ton ballot,
Repose le gras de ta main sur ma hanche
Et quand ce sera mon tour,
Tu feras idem pour moi
Parce, qu'une fois en route,
dis-toi qu'on ne s'arrête plus.

Ce matin, vers la fin de la nuit,
Je suis monté sur une colline
pour regarder le ciel avec ses foules,
Et j'ai dit à mon âme:
Le jour où nous aurons fait le tour des ces orbes,
et du plaisir et du savoir qu'il y a en chacun d'eux,
serons-nous enfin satisfaits et repus?

Mon âme m'a dit:
Non, une fois à niveau de l'écluse,
nous passerons plus loin.

Et puis tu n'arrêtes pas de me poser des questions
Et je ne suis pas sourd,
Mais ma réponse est que je n'ai pas de réponse,
Qu'il faut que tu la trouves pour toi-même.

Walt Whitman
Chanson de moi-même, dans Feuilles d'herbe, 1855

Marathon Man

Pour chasser l'oisiveté, Olie n'avait rien trouvé de mieux que de courir. D'abord de façon sporadique: comme sous l'emprise d'un commandement divin, il s'éclipsait, furtif, à la fin d'un repas, dès le réveil, et bientôt en pleine nuit ou même au beau milieu d'une conversation. Il finit par courir tout le temps, par tous les climats, en tous lieux : sur le sable, sur la rocaille, dans la poussière des routes défoncées… Il y mettait tant d'abnégation, d'ardeur que son obsession à fendre l'air devint contagieuse. Dans son sillage, sautillant, trottinant, c'étaient des hordes d'enfants magnifiques, dépenaillés et hurlant de joie en guise d'encouragement, c'étaient des meutes de chiens squelettiques au regard triste, qui trouvaient là on ne sait pourquoi une nouvelle vigueur en même temps qu'un nouveau guide.

- "Les gamins, passe encore", maugréait Olie, qui devait quand même s'enorgueillir d'être accueilli dans tous les villages comme un héros marathonien. "Mais les clebs, je peux pas, ils me font flipper, sûr qu'ils ont la rage."

Et comme la meilleure technique pour stopper les élans des joggers canins était de leur faire face et de faire mine de ramasser une pierre ou un bâton, j'avais parfois la chance d'assister à un curieux ballet. Mon ami et sa petite troupe de supporters hilares ou écumants, courir d'abord tous dans le même sens, puis Olie tourner sur lui-même sans cesser ses foulées, une flexion des genoux puis balancer dans l'air son projectile fictif, qui avait le don de faire détaler non seulement les chiens mais aussi les enfants soudain incrédules puis effrayés. Nouveau demi-tour pour Olie, une brève échappée solitaire, puis la horde reprenait son train, plus frénétique encore.

Une semaine de cet entraînement-là avaient laissé Olie pensif et maussade. Il ne courut plus pendant quelque temps, sa présence se fit rare, je le voyais faire des allées et venues silencieuses entre sa chambre, le village et notre table, où il prit la manie d'empiler des pièces de monnaie en petits tas égaux et d'avaler d'incommensurables quantités de viande, cinq jours durant.

Un matin enfin, je le vis sortir de sa cabane inhabituellement tôt. Il avait rechaussé ses baskets et arborait cet air buté et sûr, qui traduisait chez lui une farouche volonté d'en découdre et un appétit énorme, comme lorsqu'il disait : "Mon corps est bien trop étroit pour tout ce que je veux y contenir!"
- il parlait de nourriture bien sûr, mais aussi, je crois, des routes, des montagnes, des océans, des étoiles, du monde et même du cosmos. Sa tasse de thé à peine entamée, il venait de disparaître lorsque j'entendis venant de la route des éclats de voix, des applaudissements, des jappements et des grognements. Je m'approchai.

Au milieu d'une joyeuse cohue, enfantine et canine, Olie se tenait là, radieux, sortant de ses poches et lançant à la volée tantôt des bonbons multicolores, tantôt des os luisants de graisse. La distribution terminée, il s'était mis à sautiller sur place, puis avait repris à petites foulées sereines sa course dans le monde.

(Vers Kanchanaburi, Thaïlande)

jeudi 26 août 2010

Hébétude



Allongé sur une natte
par une chaleur démoniaque

Avec un petit coussin rond
J'estourbis les mouches
Pour nourrir les chats
faméliques

Je n'ai pas tout compris
De la loi du karma

Ce qu'il faut connaître pour être poète



Tout ce qu'on peut sur les animaux
en tant que personnes
les noms des arbres, des fleurs et des herbes
noms des étoiles, et les mouvements des planètes et de la lune

Les six sens dont on est pourvu,
avec un esprit éveillé et élégant.

Au moins une sorte de magie traditionnelle:
divination, astrologie,
le Livre du changement, le tarot;

Rêves.
les démons illusoires
et les dieux brillants de l'illusion;

Embrasser le cul du diable et bouffer sa merde;
baiser sa queue lubrique et râpeuse;
baiser la sorcière,
et tous les anges célestes
et les vierges parfumées et dorées

Et puis aimer l'humain: femmes maris et amis

Jeux d'enfants, bandes dessinées, chewing-gum,
la bizarrerie de la télévision et de la réclame.

Travailler, de longues heures sèches de travail ennuyeux
avalées et acceptées
et traversées et finalement aimées.
Epuisement, faim, repos.

La liberté sauvage de la danse, extase
l'illumination solitaire silencieuse, enstase

Le vrai danger. les paris. et les parages de la mort.

Gary Snyder, Premier chant du chaman et autres poèmes, 1970

mercredi 25 août 2010

La main de Bouddha… sur l'accélérateur


Une pétarade. Un klaxon enroué. Un nuage de poussière. Sourire jusqu'aux oreilles, chemise ouverte sur un tigre rugissant tatoué sur toute la surface de la poitrine, Jamlong roulait à tombeau ouvert sur sa vieille moto chargée jusqu'au ciel de sacs de riz, de cages de poulets, de ferraille rouillée… Sans jamais lâcher la poignée de l'accélérateur, il zigzaguait, se faufilait entre les poids lourds, faisait de brusques écarts pour éviter les passants ou les chiens errants qui avaient le malheur de se trouver sur sa trajectoire, trouvait des raccourcis dans des ruelles étroites comme des corridors, sur les terre-plein, les escaliers même. Aucun obstacle ne pouvait infléchir son inclination morbide pour la vitesse.

Un jour que je le trouvai miraculeusement à l'arrêt, je lui avais fait part de mes réserves quant à son espérance de vie dans cette partie du monde où la seule règle du code de la route qui tienne est: "le plus gros et le plus bruyant est prioritaire".

- "Je peux pas mourir, il ne peut rien m'arriver!", m' avait-il assuré, bravache.

Quand il n'était pas monté sur cercueil roulant, Jamlong avait d'autres occupations, tout aussi limitrophes de sa prochaine réincarnation : confection de bombes artisanales à base de pierre de carbure - pour le fun, et pour se rappeler le bon temps de l'armée quand il arrosait de tirs de mortier, planqué dans la jungle, la Birmanie voisine -, descente sans rappel d'alcool de riz, de joints d'herbe et de pipes d'opium…

Sans vouloir jouer sa bonne conscience, mais parce que ses 8 ans d'âge mental et son invulnérabilité présumée le faisaient paraître à mes yeux comme un petit être entouré de magie, je lui avais réitéré mes craintes.

- "Il peut rien m'arriver, je suis protégé, je te dis!"

Comme il sut capter la fascination derrière ma mine sceptique, il consentit à me révéler le secret de son immortalité. Il ôta sa chemise et me tourna le dos, où je découvris, sur la peau brune, des entrelacs de signes et de formules ésotériques grossièrement tatoués à la main.
- "Attends", ajouta-t-il d'un ton de conspirateur. Il sortit de sa poche un mouchoir crasseux, l'ouvrit délicatement par les quatre coins. Il leva vers moi des yeux brillants, tendant la main.
Dans le mouchoir, un chapelet de petites figurines à l'effigie du Bouddha, chacune enfermée dans son écrin de plastique transparent…

(Mae Hong Sorn, Nord Thaïlande)

lundi 23 août 2010

Un cri dans la nuit


Longue crinière blonde, visage poupin dessiné autour de pommettes hautes et rondes, yeux d'azur cerclés d'immenses lunettes ovoïdes, Chris était la version helvète d'un hybride entre géant et lutin.
"Gut", "Nice", "Fantastisch!" ponctuait-il ses rares interventions, d'une petite voix qui cadrait mal avec la largeur de sa cage thoracique.

Qu'il s'agisse d'une cigarette offerte, de quelques légumes grillés sur notre brasero et partagés le soir, d'un rayon de soleil qui perçait soudain les lourds nuages bleus, d'un bateau qui tanguait au large de la baie, des festins du Commodore, notre varan éboueur, noir et dodu, qui se goinfrait chaque nuit des restes de nourriture qu'on lui abandonnait… Chris accueillait absolument tout avec une bonhomie et une candeur égales.

Rêveur - il projetait de se laisser dériver sur un rafiot de la mer de Chine au lac Léman -, Chris n'en était pas moins d'une redoutable efficacité quant à satisfaire des besoins plus terrestres, comme attraper les régimes de bananes suspendus à trois mètres au-dessus de la pente abrupte de la colline qui dominait l'île. Nous nous y étions attardés ce soir-là, Chris, Olie et moi, avalant des bananes en contemplant le feu du couchant sur le lagon. La descente se fit donc dans la pénombre, Chris et ses longues jambes en tête, jusqu'à disparaître. Nous allions atteindre notre "village" de huttes quand un cri magnifique et épouvantable déchira la nuit:

- "OUAAAARRGG-YAAAA-HIIIIIIII !!!!!!!"

Accourus sur les lieux de l'horreur, nous eûmes juste le temps d'apercevoir une ombre longue et massive filer au sol.
- "J'ai mar… marché de… dessus", bredouilla notre ami à genoux dans le sable.
- "Sur quoi?"
- "Sur… sur la bê… sur le Commodore!"
- "T'as marché sur le varan?"
- "En fait, c'est lui qui m'a marché dessus!" soupira Chris, recouvrant peu à peu sa voix douce et son sourire de farfadet.
- "T'es con, tu lui as fait peur, il a même pas pu finir son repas. C'est les fourmis qui vont débarquer", dit Olie, pragmatique.
On s'est assis sur le sable à côté du géant effondré. Lui ai tendu une cigarette.
- "Gut!", "Nice!", tirant d'immenses bouffées.
On est restés là un bon moment, goûtant le silence à peine troublé par les craquements de la forêt et le soupir des vagues.

Un matin, Chris a pris le bateau - pas pour le Léman mais pour le continent, Kuala Besut et au-delà, l'intangible Asie. On l'a regardé s'éloigner, jusqu'à ce que sa grande silhouette ne soit plus qu'un minuscule point noir mouvant, une scorie, une tache oculaire, un souvenir…
- "Fantastisch", dis-je, alors que mon regard faisait diversion vers notre tas de déchets grouillant d'insectes. "Et maintenant?"
- "On plie bagages, rétorqua Olie. Toutes façons, Commodore ne reviendra pas."

(Pulau Perhentian Kecil, Est Malaisie)

dimanche 22 août 2010

La main de Fatma… dans ta gueule

Après ses ablutions matinales, F. Alik m’a rejoint à la table du petit déjeuner, a posé devant mon nez le journal, ouvert à la page des infos locales, et devant le sien sa sempiternelle assiette de riz au poisson séché. Tout à sa pitance, qu’il baffrait à grandes poignées - de son unique main noble – il me jetait de temps à autre des regards en coin. Ses yeux allaient de mon visage au journal et retour à son plat.

- « Tu tiens ta tasse à gauche ? », tenta-t-il.

J’étais juste d’humeur à boire mon café en silence et profiter du chant des oiseaux dans le jardin. N’y tenant plus, F. Alik s’est soudain levé et a posé un doigt gras et moucheté de grains de riz sur un fait divers de quelques lignes, s’est rassis, puis feignant un air dégagé :

- « Elle l’a bien mérité. C’était une mauvaise musulmane. »

Hier après-midi dans le centre de Kota Baru une adolescente était morte, renversée par une voiture folle en sortant de son lycée. Je levai le nez et interrogeai mon hôte du regard. D’un bref mouvement du menton, il m’intima de poursuivre. A l’hôpital, au moment de dévêtir le jeune corps sans vie, on avait découvert que la gamine portait en pendentif, blotti sur sa poitrine, un petit christ en croix.

- "Tu vois!" me lança fièrement F. Alik, tout repu de lui-même et de poisson séché, comme s'il venait à l'instant de me fournir la preuve irréfutable de l'existence de Dieu.

Le conducteur de l'auto ne fut pas inquiété. Mais ce que ne dit pas le journal c'est combien ce chauffard providentiel, ce justicier divin, ce héros de l'islam avait de grammes d'alcool dans le sang…

(Kota Baru, Est Malaisie)


samedi 21 août 2010

Un coin de ciel bleu


- « Pas un coin, une bande », dit Olie, allongé sur le ponton les bras en oreiller et les orteils barbotant dans le lagon.

- « Quoi, une bande ? »

- « Ben un rectangle, un couloir, quoi. »

- « Quoi, un couloir ? »

-« Merde, va voir ! »

J’ai remonté le sentier reliant la plage à la route. Plein soleil. « Là, je suis sec ! » criai-je à Olie. J’ai enfourché la mobylette, pris la route au hasard, à droite. 500 mètres plus loin, j’entre dans un rideau de pluie comme sous une cascade. Rebrousse chemin, de nouveau sous le soleil, repasse devant Olie: « Là, putain j’suis trempé ! » Continue la route dans l’autre sens. 500 mètres, et c’est de nouveau la douche et le ciel noir.

J’ai recommencé le manège une bonne dizaine de fois, lançant à chaque passage tantôt un cri de joie, tantôt une injure à Olie, qui ne laissait toujours entrevoir aucun signe de vie. Après avoir épuisé les combinaisons possibles - allongé sur la route la tête sous l’eau et le corps au soleil, et vice versa ; juste une jambe sous l’eau le reste au sec ; ou encore debout la moitié du corps immergé, avec des Oooh ! et des Ouaah ! - j’ai abandonné la pétrolette dans un bosquet et suis retourné me sécher sur le ponton, où Olie, impassible, préparait un nouveau joint d’herbe.

(Ko Samui, Choeng Mon, Sud Thaïlande)

vendredi 20 août 2010

Déclic à Varanasi, des claques à Paï

« Benarès, c’est une ville, il s’y passe tellement de choses que tu prends ton appareil et tu shootes dans tous les sens, les yeux fermés, t’auras toujours des super-photos ! » Après une flopée de Mékong-soda, Jean-Marc, fier de son allégorie, en avait fait une litanie pour l’auditoire des quelques traînards cosmopolites réunis dans le café.

L’unique ventilateur brassait l’air chaud et la fumée. Pi servait les whiskies en rigolant, Mary avait des yeux pétillants qui disaient « Emmène-moi » ; Benoît, qui y voyait un charmant appel érotique, bombait le torse en lançant des œillades lubriques à l’Anglaise ; Haneke comparait le statut du végétarien dans l’Asie bouddhiste et l’Occident carnassier ; Olie, qui confondait insolation et abus d’alcool, lâcha la boule 8 dans un trou du billard avant de disparaître – pendant 3 jours. Jean-Marc continuait d’effeuiller à voix haute ses carnets indiens…

Et notre petit café de planches branlantes, aux ampoules tressautantes, aux accents et aux rires claquants ou étouffés dans les verres vibrait comme une luciole au milieu de la nuit immense et moite qui maintenant engobait tout, comme une poix descendue de la jungle.

Le lendemain, seul au milieu d’une rizière hérissée de huttes sur pilotis, entourée de montagnes où pointait le stupa d’un temple abandonné. Subjugué par la beauté du paysage, me mis à tournoyer en hurlant, appuyant comme un damné sur le déclencheur de mon appareil. Arrivé en courant à l’échoppe du photographe. Le petit homme, un Indien à la peau noire et chauve comme un bonze, ricana en me tendant le boîtier… vide de toute pellicule.

(Paï, Nord Thaïlande)

jeudi 19 août 2010

Le bâton de John










« Si tu vas dans la montagne demain, trouve le bâton de John et rapporte-le moi, s’il te plaît », me supplie Dewi. Tandis que les accords de ma guitare s’accrochent au vent frais du soir, ses beaux yeux noirs et tristes se perdent dans le rougeoiement du ciel, par-delà la sombre silhouette du volcan.

Après des heures de montée, ai trouvé contre la poutre d’une vieille cahute de ravitaillement un bâton de marche joliment gravé à la pointe d’un couteau. « Où est John ? » risquai-je. La femme me sourit, pointe le bâton, puis écarte les bras en lançant un regard vers le ciel.

Sur le chemin du retour, un vieillard m’invite à prendre un café dans sa petite baraque de bois. Plusieurs jeunes entrent à ma suite, s’assoient et se passent de main en main un kriss, long couteau à lame serpentine. L’un deux me toise, hostile, jette un œil au bâton : « John ? » Il appuie la pointe du couteau sur mon estomac, simule de petites entailles puis l'éventration.

Lorsque que livrai le bâton à Dewi, ses yeux de jais brillèrent intensément, fichés dans les miens, interrogateurs. Sur son visage, la petite moue mélancolique que je lui connaissais se fit soudain pleine de reproche. Elle murmura une phrase en indonésien, puis tourna les talons et marcha vers la maison en s’appuyant sur le bâton de John.

Le lendemain matin, je pris le premier bateau pour Prapat. La montagne-volcan avait disparu sous une brume épaisse.

(Lac Toba, Sumatra, Indonésie)

Vent de poussière

A l'arrière du car Phimaï - Korat, me suis assis à côté d'un jeune bonze en robe safran. Sourire aux dents éparses et jaunies. L'ascète de Çakya. Gardien du joyau de la sagesse.

Mille questions à lui poser sur les Nobles Vérités, l’infinie compassion…

Constatant la barrière de la langue, toujours souriant, s’est contenté de roter bruyamment.

(Phimaï, Est Thaïlande)