lundi 23 août 2010

Un cri dans la nuit


Longue crinière blonde, visage poupin dessiné autour de pommettes hautes et rondes, yeux d'azur cerclés d'immenses lunettes ovoïdes, Chris était la version helvète d'un hybride entre géant et lutin.
"Gut", "Nice", "Fantastisch!" ponctuait-il ses rares interventions, d'une petite voix qui cadrait mal avec la largeur de sa cage thoracique.

Qu'il s'agisse d'une cigarette offerte, de quelques légumes grillés sur notre brasero et partagés le soir, d'un rayon de soleil qui perçait soudain les lourds nuages bleus, d'un bateau qui tanguait au large de la baie, des festins du Commodore, notre varan éboueur, noir et dodu, qui se goinfrait chaque nuit des restes de nourriture qu'on lui abandonnait… Chris accueillait absolument tout avec une bonhomie et une candeur égales.

Rêveur - il projetait de se laisser dériver sur un rafiot de la mer de Chine au lac Léman -, Chris n'en était pas moins d'une redoutable efficacité quant à satisfaire des besoins plus terrestres, comme attraper les régimes de bananes suspendus à trois mètres au-dessus de la pente abrupte de la colline qui dominait l'île. Nous nous y étions attardés ce soir-là, Chris, Olie et moi, avalant des bananes en contemplant le feu du couchant sur le lagon. La descente se fit donc dans la pénombre, Chris et ses longues jambes en tête, jusqu'à disparaître. Nous allions atteindre notre "village" de huttes quand un cri magnifique et épouvantable déchira la nuit:

- "OUAAAARRGG-YAAAA-HIIIIIIII !!!!!!!"

Accourus sur les lieux de l'horreur, nous eûmes juste le temps d'apercevoir une ombre longue et massive filer au sol.
- "J'ai mar… marché de… dessus", bredouilla notre ami à genoux dans le sable.
- "Sur quoi?"
- "Sur… sur la bê… sur le Commodore!"
- "T'as marché sur le varan?"
- "En fait, c'est lui qui m'a marché dessus!" soupira Chris, recouvrant peu à peu sa voix douce et son sourire de farfadet.
- "T'es con, tu lui as fait peur, il a même pas pu finir son repas. C'est les fourmis qui vont débarquer", dit Olie, pragmatique.
On s'est assis sur le sable à côté du géant effondré. Lui ai tendu une cigarette.
- "Gut!", "Nice!", tirant d'immenses bouffées.
On est restés là un bon moment, goûtant le silence à peine troublé par les craquements de la forêt et le soupir des vagues.

Un matin, Chris a pris le bateau - pas pour le Léman mais pour le continent, Kuala Besut et au-delà, l'intangible Asie. On l'a regardé s'éloigner, jusqu'à ce que sa grande silhouette ne soit plus qu'un minuscule point noir mouvant, une scorie, une tache oculaire, un souvenir…
- "Fantastisch", dis-je, alors que mon regard faisait diversion vers notre tas de déchets grouillant d'insectes. "Et maintenant?"
- "On plie bagages, rétorqua Olie. Toutes façons, Commodore ne reviendra pas."

(Pulau Perhentian Kecil, Est Malaisie)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire