Olie me parlait de voyages astraux. Des types en méditation assise qui, ayant atteint on ne sait quel état de supra-conscience, se retrouvaient à flotter à cinquante centimètres au-dessus de leur propre corps. L'exercice, me dit-il, consistait à progressivement s'éloigner de son enveloppe charnelle pour aller explorer d'autres mondes, d'autres sphères et qui sait croiser d'autres corps astraux en goguette. Le tout étant d'acquérir suffisamment d'expérience et de sang-froid pour regagner à volonté son corps déserté.
Jyel, me raconta-t-il, avait eu à ce propos une expérience malheureuse et avait failli être condamné à errer dans les limbes, faute de corps qui l'attendait en bas… Commençant sa méditation sur un remblai de terre au bord d'un chemin, il avait mené à bien son évaporation et s'entretenait avec une lointaine connaissance quand une sensation étrange, comme une vague meurtrissure, lui intima de réintégrer fissa sa carcasse. Sur la terre du chemin, il trouva son corps renversé et livré à une meute de chiens sauvages qui se pourléchaient les babines en lui entamant les jarrets…
Olie avait planté ses yeux dans les miens, guettant l'effet de son improbable anecdote.
"Mais… dis-je au bout d'un long moment de silence, où vont-ils ? Que cherchent-ils à voyager comme ça ? Tu sais, moi aussi je sors de mon corps, chaque nuit que je ne dors pas. Je reste comme ça, allongé, je me concentre et je vais retrouver ses yeux. D'abord je les imagine, puis je les vois, distinctement, comme si je les survolait de très près. Ils s'entrouvrent pour moi, ces yeux merveilleux de noir profond où scintille toujours un point de lumière — australe —, même dans les instants les plus frileux; des ombres y passent aussi, tout un théâtre d'ombres plus fantastique encore que celui de Java. Ils racontent tant d'histoires, si tu savais… Récits à l'encre noire et pure, farouches, malicieux, rêves éblouissants et désirs enfantins que la pudeur retient suspendus à un haussement de sourcil. Ils t'invitent aussi à inventer des histoires qui n'existent pas, pas encore, à explorer les profondeurs de son âme — boréale. D'autres ont-ils su fouiller la boue du monde pour honorer ce joyau ? Pourvu !"
Parfois tout se trouble soudain, les images s'évaporent, ne restent que les contours, et la frange des cils comme des rideaux tirés. Puis de nouveau la nuit, le néant. Le gémissement d'un chien, dehors, des murmures, me ramènent doucement à cette chambre, à cette natte où mon corps inerte aspire à petites lampées mon songe d'astrale beauté. Il est temps de regagner cette chair vaine. Qu'importe… Je repartirai, d'une patience angélique. Je me coucherai, chaque nuit, au seuil des ses yeux, jusqu'à ce qu'ils me fassent grâce de s'entr'ouvrir à nouveau…
"J'ai trouvé la beauté, Olie, et je ne la lâcherai pas. Elle peut être volatile, changeante, cruelle, elle peut prendre le masque de la plus ignoble horreur, de la plus complète indifférence, de la bêtise et de l'insignifiance, je n'aurai de cesse que de la débusquer, toujours et partout. J'y donnerai ma vie."
Toutes les nuits, d'ici et d'ailleurs.